* Photo Istanbul 1968
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La Frioule Vénétie Julienne est parcourue dans différents véhicules en suivant la route qui surplombe la mer Adriatique. Fort tard, je descends les faubourgs de Trieste par une grande rue déserte tissée de fils de trolleybus. Pénétrant sur un terre-plein servant de parking à une auberge fermée. je me planque entre deux voitures. Dans la pénombre, je vais dormir paisiblement hors de la vue d'éventuels passants.
Y O U G O S L A V I E
-11 juillet 1968:
Trieste n'est pas encore réveillée lorsque je rejoins la sortie de la ville. Un couple de français d'une quarantaine d'années me conduit à bord d'une ami 6. A Kozina, le poste
frontière, j'obtiens un premier cachet sur mon passeport. Pendant que mon conducteur s'affaire aux formalités douanières, je convertis le reste de mes lires en dinar.
Il fait déjà grand jour lors de mon réveil. Il est tard et je sens que quelque chose ne va pas. Un vide m'entoure. Ma tête ne repose plus sur mon oreiller de fortune, mais à même le sol. Brusquement, je réalise et fais volte face. Merde! Mais merde! Plus rien, mon sac à dos a disparu. En un éclair je suis debout tout éberlué en jurant de tous les dieux. Je fais le tour du campement espérant le retrouver non loin de là. Rien, je dois me rendre à l'évidence, il n'est plus là. Chiotte! Chiotte! et Chiotte! Que faire? Rien, il n'y a rien à faire. Si! Remettre mes godasses, plier la couverture et foutre le camp.
Je n'ai plus d'affaires de rechange, plus de mappemonde, ni de carte d'Europe, plus de chàle souvenir de Venise pour ma mère, plus de carnet de vaccination, de
papier à lettres et de bouteilles de coca. Ainsi défile dans ma tête tout le contenu de mon sac. Pendant plus d'une heure, je reste ahuri, dénué de toutes initiatives n'en croyant pas encore mes
yeux. Comment mon sac a-t-il pu disparaître pendant mon sommeil sans qu'aucun bruit ne me réveille? J'avais pourtant bien passé mon bras dans la bretelle. Sans aucun doute le voleur a coupé la
sangle. Enfin toujours est-il que je devais dormir comme un vieux Loir, ce qui n'est pas habituel chez moi. Maintenant, je suis là au milieu du champ l'air plutôt con comme si je venais de faire
un cauchemar.
Pensait-il trouver de l'argent ou des papiers? Mais que nenni. Le tout est glissé entre la ceinture de mon jean rouge et mon ventre blanc. Je suis un peu réconforté. Je les place à cet
endroit depuis mon départ. C'est essentiel, sans eux, plus de voyage avec en prime de gros ennuis pour le retour. Le contact du passeport sur la peau me prouve que tout n'est pas perdu. La
disparition de mon sac à dos ne sera en fait qu'un mauvais épisode de mon périple. Résolu de continuer, je regagne le bord de la route ma couverture et ma toile de fond roulées sous le bras.
De là, je vois le motel et l'esplanade d'où les camions sont partis de bonne
heure ce matin. Mon voleur doit être loin, pensais-je. A la réflexion, il est heureux qu'il ne m'ai pas réveillé car surpris, il aurait pu avoir une très mauvaise réaction.
Je reprends l'auto stop pour quitter cet endroit maudit. En fin de matinée, après avoir parcouru deux cents kilomêtres, j'arrive à Belgrade. La ville est très grande et ressemble à une
agglomération russe. Je cherche aussitôt à rejoindre la route de Nish en suivant pendant un long moment le ligne de trolleybus qui conduit à la sortie.
Bientôt une auto s'arrête. De nouveau c'est un couple de français en 3 cv qui m'emmène au travers la Serbie. Nous côtoyons un long moment la rivière Morava. A une intersection de l'entrée de Nish, des mômes d'une dizaine d'années viennent à notre rencontre. Ils frappent joyeusement aux vitres de l'auto et réclament par mimes des cigarettes. La femme de mon conducteur est surprise et préfère donner des pièces de monnaie française. Les jeunes s'en contentent et s'écartent de la voiture en nous remerciant. Ce geste d'enfants me deviendra rapidement familier.
En cours de matinée, le couple décide de s'arrêter près d'un petit village où un repas pique-nique est partagé. L'endroit leur plaît, ils n'iront pas plus
loin.
Me voici aux pieds des Balkans où le paysage est montagneux et verdoyant. Les habitants vétus traditionnellement me rappellent le trajet déjà réalisé depuis mon départ. La région est pauvre. Les paysans vivotent d'un peu de cultures et de pâturages. Pendus à la façade de vétustes habitations, des poivrons rouges en grappes finissent de mûrir au grés du temps.
B U L G A R I E
- 13 JUILLET 1968:
Je reprends le stop tout en marchant. A cette heure, peu de véhicules se dirigent vers la frontière. Une Mercédès immatriculée au Liban s'arrête. Le chauffeur, vétu d'un élégant costume, est un homme rondouillard au teint mat et sourcils noirs. Le soleil est déjà couché depuis un moment lorsque nous atteignons le poste de douane. Les formalités n'en finissent plus, entre autre, un visa de transit valable vingt-quatre heures est obligatoire. Mon libanais à la bonté de me le payer (environ vingt balles). Je le remercie.
Nous roulons maintenant en direction de la capitale Bulgare située à une centaine de kilomètres dans une plaine fertile au pied du Vistosch. Il est plus de minuit, mon chauffeur s'arrête ici à Sofia pour passer la nuit à l'hôtel.
Déposé au centre, je sors de la ville pour tenter de me dénicher un emplacement à l'abri et dormir. C'est un peu plus difficile qu'ailleurs pour trouver son chemin. Les flêches de direction sont écrites en lettres russes. Enfin, avec un peu de chance, je trouve un panneau "ISTANBUL 600 km". Un peu plus tard, une voiture noire, type taxi anglais, me conduit à la sortie de Sofia. Je descends à côté d'une cité où m'attendent au pied d'un immeuble, une pelouse et une haie de thuyas. Quelle aubaine!
Comme chaque matin de très bonne heure, je suis déjà debout le pouce en l'air, prêt à défier une nouvelle journée. Aujourd'hui, j'ai meilleur moral qu'hier. La Turquie est à ma portée et l'affaire de mon sac à dos me préoccupe moins.
- Monte, je vais à Plovdiv>> me dit le motard dans un parfait français.
Aussitôt dit, aussitôt fait, me voilà à califourchon sur le porte-bagages de l'engin. Ainsi les cheveux au vent, je quitte la plaine pour retrouver la montagne (les Rhodopes). Au fur et à mesure que le temps passe, les côtes se font de plus en plus raides. Notre pétrolette donne des signes de faiblesse. L'altitude amène la fraïcheur malgré un temps splendide. Mon siège n'est pas très confortable, j'ai le derrière talé et je frissonne. Le treillis me rend bien service. Désormais à chaque petit col, je suis obligé de descendre de la 125 tant il lui est pénible de nous tirer. Enfin, ça me dégourdit les jambes, me regonfle les fesses et me réchauffe en même temps. Et hop! Arrivé au sommet, je grimpe sur la machine. Nous passons au pied du mont Moursale (2925m) et suivons la Maritza qui ne nous quittera plus jusqu'à Edirne. La descente sur Plovdiv en milieu d'après-midi est bien appréciée. Nous voilà arrivés, je descends de mon cheval bulgare un peu courbaturé mais très heureux de ces cent cinquante kilomètres passés au grand air.
Sur la route d'Edirne, c'est une Mercédès qui s'arrête de nouveau. Deux jeunes allemands se relaient pour la conduire et c'est à très grande vitesse que nous roulons en direction de la Turquie. Le compteur atteint sans peine les 180km/h. Je ne suis pas rassuré, la route n'est pas en trop bon état. J'ai à peine le temps de voir Dimitrograd que nous sommes à la frontière. Les deux germaniques qui ne vont pas plus loin me laissent au poste de douane.
Accroupies sur le sol, des femmes turques avec gosses et baluchons attendent les maris qui se démènent avec les douaniers au sujet de la paperasserie administrative. Vêtues de couleurs vives, un foulard sur la tête, elles tiennent semble-t-il des propos forts intéressants. Dans un entrepôt vitré, des objets non déclarés sont emmagasinés. Il y a là, empilés les uns sur les autres, des téléviseurs, des postes radios et toutes sortes d'appareils ménagers.
Mes papiers visés, je me rends au poste turc où de nombreuses personnes attendent également. Les familles travaillant en Europe rentrent chez elles passer les vacances. Dans un uniforme verdâtre et casquette d'aviateur, un douanier appose un cachet de plus sur la première page de mon passeport. J'ai traversé la Bulgarie sans avoir converti d'argent. Au bureau de change, je tire cent trente liras (trente francs environ) du peu de monnaie yougoslave qu'il me reste, de quoi survivre une dizaine de jours. En outre, il me reste encore un billet de cent francs.
T U R Q U I E
La nuit est tombée. La ville d'Edirne est toute proche. Traversant la campagne, j'aperçois au bout de mon chemin la lueur de la mosquée. Une sensation agréable m'envahit. Je foule la terre turque. Au fur et à mesure que je me rapproche des maisons, une musique orientale s'amplifie. Elle se transforme en aubade de bienvenue.
Au pied du minaret, une fête bat son plein. Je suis émerveillé. Dans une guérite, j'achète un bâtard farci d'oeufs durs et de salade. En dévorant mon casse-croûte,
je parcours les attractions. La plus attirante est sans aucun doute le manège de balançoires. Emportés par la force centrifuge, les joyeux drilles s'élèvent dans les airs à une vitesse folle. La foule
s'enthousiasme en regardant celui qui a monté avec lui un mouton qu'il vient de gagner. Le pauvre animal bêle à qui mieux mieux.
Les hommes ont tous le crane à demi-rasé. les femmes portent des tissus colorés avec un voile juste en dessous des yeux.
Mon petit tour terminé, je rejoins la route d'Istanbul. Il reste deux cent cinquante kilomètres pour y arriver, mais je m'arrête là pour aujourd'hui. De grands champs de tournesols,
culture principale de la région, s'étendent dés la sortie de la ville.
Leurs sillons serrés vont bien m'abriter pour la nuit. Je pénêtre dans cette forêt de soleils et m'installe suffisamment loin en profondeur. Asséché, le sol est jonché de grosses mottes de terre.
Je les repousse et m'enroule tant bien que mal dans ma couverture en espérant que le champ ne sera pas irrigué au petit matin.
Je sors éreinté de ma couche pour débuter une des plus belles journées de mon voyage. Elle me ménera au bout du rêve que j'ai formulé avec Jean-Marie depuis l'année
précédente. Dommage qu'il ne soit pas avec moi. Mais peut-être est-il déjà en train
de savourer ce plaisir? Je le saurai bientôt. Aujourd'hui, le soleil brille plus que jamais et chauffe d'avantage. Dans quelques heures, je pourrai m'écrier <<Istanbul ! J'y
suis.>>
Il y a peu d'autos, mais de nombreux camions militaires en manoeuvre passent non loin de moi. Un jeune militaire qui dirige la circulation me remarque et s'approche. Je crois bien que
je dérange. Mais non, en français, il me propose d'arrêter des voitures pour m'aider. Posté au milieu de la route, il lève alors le bras et barre le chemin aux
autos de passage. C'est un couple de français d'une cinquantaine d'années qui accepte de me prendre et une nouvelle fois en Mercédès.
Dans la campagne vallonnée du pays ottoman la moisson est terminée depuis longtemps. Entre deux
collines, nous observons le minaret d'un petit village qui pointe dans un ciel d'azur. Sur la piste qui longe la route, un bourricot conduit un vieil homme au marché. Des paysannes occupées aux
travaux des champs relèvent la tête à notre passage et nous saluent.
L'épouse du chauffeur m'offre quelques loukoums aux noisettes. C'est la
première fois que j'y goûte et croyez-moi au deuxième tour ma main ne se fait pas attendre. Les sucreries donnent soif, une halte près d'une fontaine abreuvoir est nécessaire. L'eau est
fraîche et désaltérante. Au loin, deux ou trois jeunes bergers accourent à toutes jambes jusqu'au point d'eau. Ils ne veulent en aucun cas rater l'occasion de
quémander quelques cigarettes et chewing-gum. Ils auront satisfaction. La voiture redémarre accompagnée des gosses qui courent derrière.
En cours de chemin, nous croisons de nombreuses américaines immatriculées en Turquie. Elles portent le croissant, symbole musulman. Le pays ne possède aucune marque d'auto. les Etats-Unis fournissent leurs vieux modèles à de bon prix. Grand nombre de camions et d'autobus sont de gros Bedford des années cinquante-cinq.
Sur le toit d'un rare village, une cigogne se repose debout au milieu de son nid. A l'horizon, pointe le bleu de la mer Marmara. La flore devient méditerranéenne et rend le paysage encore plus merveilleux. La chaussée se transforme rapidement en une sorte de voie express. Nous passons devant l'aéroport situé en bordure de mer et entrons dans la banlieue où cabanes et vieux immeubles s'amoncellent sur les collines.
La circulation est de plus en plus dense à l'approche des remparts de Constantinople. Beaucoup de charrettes vides rentrent des faubourgs. Dans notre sens, elles sont débordantes de gros ballots ou de cageots de légumes. Les chevaux maigrelets qui les tirent, semblent déjà bien fatigués en cette fin de matinée.
La circulation devient infernale. Les coups de Klaxons s'amplifient. Chevaux, camions, taxis, bus fourmillent autour des grands carrefours. Nous franchissons les murailles d'enceinte et pénétrons dans le coeur de la vieille ville. La Mercédès suit un grand boulevard et traverse le quartier Taskasap où les turcs se pressent de plus en plus. A Aksaray, mon chauffeur prend la direction de Taxim. C'est le quartier européen d'Istanbul niché de l'autre coté de la Corne D'Or. Après le passage de l'aqueduc de Valence, qui date certainement de l'époque byzantine, nous arrivons au boulevard Ataturk qui mène au pont du même nom. Je suis au terminus de mon voyage. La voiture s'arrête sur le bas côté pour me laisser descendre et repart pour traverser la Corne D'Or.
Il est midi. Une chaleur intense frappe les bas quartiers. Pieds nus pour économiser mes chaussures et mon baluchon sur l'épaule, je marche à l'aveuglette. Je dois
trouver le quartier de Sultanhamet. C'est là que se trouve le Gülhane, un hôtel que Pierrot, le cousin de Jean-Marie m'a indiqué avant mon départ. L'année précédente, il a fait également le
voyage en stop jusqu'ici et, par ses récits, il nous communiqua cette soif d'évasion. Débouchant dans la grande rue des halles fort mouvementée, je déambule au milieu de montagnes de cageots gerbés les uns sur les autres.
Des portefaix (porteurs) les charrient sur le dos à l'aide d'une bosse à
bretelles ressemblant à un sac à dos. Elle permet d'obtenir un plan horizontal lorsque la colonne vertébrale est courbée. Ainsi, ils supportent de colossaux fardeaux. C'est une pratique
millénaire aux personnages du décor de la Route de la Soie. Ce sont eux qui livrent à domicile, qui, mille fois par jour, font le trajet du sérail à la boutique. Toujours cassés en deux, ne
s'arrêtant jamais dans leur course et ponctuant de <<rabardar kusmudar!>> (tire-toi, fils
de...!).
Le goudron chaud me brûle littéralement la plante des pieds et je m'applique à éviter les fruits tombés à terre. A l'entrée du pont de
Galata qui enjambe la Corne d'Or pour rejoindre la ville européenne, je découvre le Bosphore. Ce grand passage naturel relie la mer Marmara et la mer Noire.
Devant la grande mosquée Yéni, des milliers de pigeons ont envahi les trottoirs. Dans
le quartier de Sirkeci, une longue queue de taxis noirs attend devant la gare. Ce sont des Dolmus.
J'ai besoin d'un plan. Pénétrant dans le hall de la gare, j'espère y trouver un bureau de tourisme. Tournant et virant dans le hall, je ne vois rien et réfléchis un moment à ce que je vais faire. De quel côté aller? C'est immense, et ce brouhaha de klaxons commence à me peser un peu.
Je sors et contourne la gare pour prendre la grande rue montante. Sultanhamet est sur une hauteur, il y a des chances que ce soit la bonne direction. Je profite du passage devant une échoppe de fruits pour acheter un kilo de pêches à une lira cinquante. Tout en comblant mon appétit, je reprends mes recherches les yeux fixés sur la façade des immeubles pour découvrir les enseignes d'hôtels. Soudain, je tombe nez à nez devant le Old Gülhane Hôtel. Ca y est, j'y suis. Les quelques marches de l'escalier extérieur gravis, j'entre dans le petit hall d'entrée. Le manager debout derrière le comptoir de la réception parle l'anglais. Je lui demande de me donner ce qu'il a de moins cher pour dormir. Pour trois liras (1 fr. 20), j'obtiens une place sur le toit.
Là-haut, sur la terrasse déserte, des sacs à dos marquent les places occupées. Je ne vois pas la fameuse tente dont m'a parlé Pierrot. Bref, pour le moment c'est bien comme ça, je verrai plus tard. J'étale ma couverture dans le coin d'une cheminée et m'accorde un instant de repos avant de redescendre laissant mon peu d'affaires sur place. J'ai hâte d'en découvrir d'avantage.