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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 10:30

    

De nouveau dehors, je remonte la rue qui mène aux remparts du palais Topkapi, et son musé archéologique. A l'intérieur de la muraille, une grande porte s'ouvre sur un parc dont le nom est inscrit au-dessus en demi-cercle: "Gülhane Park." Dans une petite guérite, un  homme vétu d'une livrée de gardien me fait signe que l'entrée est payante. Je rebrousse alors  chemin et continue mon ascension en longeant les remparts.



 

Dans ses encoignures des cireurs de chaussures accroupis derrière de belles boites à cirer attendent le client. Certaines ont fière allure, tout éclatantes de dorure. Il suffit de poser le pied sur une empreinte pour que le type se déhanche autour de la pompe. Il dépoussière le cuir avec un chiffon, l'enduit d'une grosse couche de cirage et fait jongler ses brosses avec une habilité extraordinaire. Le lustrage terminé, la godasse brille de tout son éclat et le client content glisse une vingtaine de kurus dans le creux de sa main. Un peu plus loin, c'est un grilleur de maïs qui retourne sans relàche ses catins qui pétillent sous la chaleur ardente de la braise.



 

                                                                    

 

          Au faîte de la rue, s'élancent les quatre grands minarets de
la mosquée Sainte Sophie. Plus loin derrière, les six autres de Sultanhamet (dit la mosquée Bleue) s'élèvent encore plus haut dans le ciel. Elles sont toutes deux séparées par de grands jardins d'agrément. Des jets d'eau y jaillissent de partout. Autour, des badauds jettent des mies de pain aux pigeons. 

 

     Au pied d'une des entrées de la mosquée Bleue, des musulmans se lavent les pieds aux fontenotes accolées les unes aux autres. Je fais le tour de l'enceinte pour trouver l'entrée principale. Elle donne dans une grande cour pavée marquée en son centre par une fontaine. Au fond, se dresse l'édifice composé d'une trentaine de coupoles disposées en escalier, le tout élancé des six grands minarets.

 

Des visiteurs mitraillent tous les recoins avec des appareils photos. A la sortie, ils ne manquent pas de s'arréter aux étales de souvenirs. Des autocars anglais, allemands, hollandais les attendent près d'un grand parc où s'érigent trois obélisques.
   La fin de la journée approche. Rejoignant le Old gülhane, je pense à Jean-Marie en me demandant si je le trouverai facilement dans cette ville.



   Le lendemain matin, je me précipite à la poste centrale. J'espère y trouver du courrier de mes parents. Située dans le quartier de Sirkeci, elle n'est pas très loin de la gare. A proximité, de nombreuses petites guérites,genre loterie nationale, vendent du papier à lettre, des enveloppes, des cartes postales et des stylos. De grosses camionnettes rouges et triporteurs à mains stationnent au pied des marches: ce sont les voitures postales.Dans le renfoncement d'un mur, un petit cordonnier travaille avec méthode. A ses côtés un vendeur de quatre saisons, un peson à la main, a disposé en pyramide les plus beaux fruits de son étale. 

 

 

 


          Je grimpe jusqu'au hall d'entrée et pénètre dans la
grande salle mal éclairée. Sur les murs des portraits d'Ataturk surveillent les clients. Le guichet "poste restante" est tenue par une charmante jeune fille qui parle le français. J'attends patiemment mon tour et lui présente mon passeport. A ma grande déception le casier L et R n'a pas une lettre à mon nom, mais peut-être est-il encore trop tôt. Je me procure quelques timbres et m'assoie sur les marches pour écrire quelques cartes.


Au cours d'une balade, je découvre le "Grand Bazar". Pierrot m'en avait souvent parlé. Les rues qui y convergent sont en perpétuelles effervescences.

 


 

 

       D'innombrables échoppes en tout genre génèrent une grande activité commerciale. Il y a là, aussi bien des boutiques de gamelles pour cuisine, de soutiens-gorge, de chaussures ou de tissu. Un flux incessant de gens remonte et redescend les commerces. Dans les passages, des gosses au crâne rasé vendent à la sauvette des mouchoirs, des foulards, des savonnettes et des lames de rasoir. Leur camelote est étalée sur un grand carré de tissu reposant à même le sol. Lorsqu'un agent de ville est annoncé par téléphone arabe, les enfants en ramassent les quatre coins et s'éclatent en volées de moineaux au travers la foule.

De temps en temps une carriole descend une des rues. L'homme qui tient les brancards cramponne ses pieds au sol pour freiner l'énorme charge et s'écrie <<baleck, baleck, >> afin de se frayer un passage.

Le Grand Bazar d'Istanbul est une vaste galerie marchande aux plafonds formés de coupoles soutenues par d'énormes piliers. L'artisanat n'est pas réalisé sur place comme dans un souk mais dans les quartiers spécialisés d'Istanbul. La galerie est divisée en plusieurs secteurs.


                       
                      Dans l'un se trouve les tapissiers, dans l'autre les bijoutiers puis les fourreurs, les disquaires, les antiquaires... Les marchands parlent l'allemand et l'anglais et quelquefois un peu de français. En permanence aux aguets, ils raccrochent les touristes pour les tirer dans leur boutique. Le marchandage est de rigueur. Sur les marchés méditerranéens, c'est la tradition. Cela est parfois excitant. Au bout d'un certain temps, avec l'habitude on en vient à inventer de petits  stratagèmes. Le tout est de prendre son temps pour obtenir un bon résultat.

 

L'originalité du pont de Galata attire ma curiosité, j'y fais un tour! C'est un ouvrage très étonnant qui est maintenu par d'énormes flotteurs en forme de caissons s'enfonçant dans l'eau de la Corne d'Or.



Construit sur deux niveaux, il est composé dans sa partie supérieure par une chaussée bordée de larges trottoirs. Cet endroit ouvre sur un côté, une vue sur le pont Ataturk et de l'autre sur le Bosphore et la partie asiatique de la Turquie. A cinq mètres au-dessus de l'eau, le niveau inférieur est réservé aux restaurants spécialisés dans la préparation du poisson.


Après sa traversée, on atteint Karakoy, le premier quartier de la ville européenne. Les rues montent aussitôt pour rejoindre la tour de Galata qui domine la ville. Un funiculaire souterrain part de là pour rejoindre Sirkane en passant sous la tour. Plus loin, il y a Tophane, Cihangir, Galatasaray, Kabatas et Taxim. Tous ces quartiers sont des lieux d'affaires. On y trouve les ambassades, le port, les hôpitaux, la presse etc., les gens y vivent à l'européenne. Taxim est le lieu chic qui possède les grands hôtels tel que l'Hilton et aussi un opéra, de grands cinémas, des parcs et universités. Tout proche, il y a Dolmabache l'immense palais des anciens sultans.


                              Depuis le pont, j'observe la fréquence des bateaux effectuant la desserte des villages du Bosphore et des Iles des Princes en mer de Marmara. Parmi eux, se mêlent les ferry-boat transportant les camions pour Harem. L'embarcadère est situé à Sirkeci.

 

 

 

Il n'existe pas encore de pont pour traverser le Bosphore. De petits chalutiers partent et reviennent de la pêche en mer noire. Des bateaux de transport public effectuent également des navettes sur la Corne d'Or. Parfois de gros cargos soviétiques passent devant Istanbul pour rejoindre la Méditerranée. Au milieu de cette affluence, de grands jets de vapeur s'envolent à tire-larigot en faisant gueuler d'énormes cornes marines.
A la tombée de la nuit, au pied de l'embarcadère de Bügaz, viennent s'installer des pécheurs dans leur barque. Ils s'amarrent le long du quai et vendent des sandwichs de poisson. Sur un chaudron chauffé au feu de bois, un homme fait griller les tranches de poisson et un autre sans perdre de temps découpe de grosses miches de pain, les fend en deux et y enfourne un morceau. Le tout est enrobé dans une feuille de journal et vendu une lira et demie aux bras qui se tendent depuis le parapet.
Des marchands d'eau se pressent à proximité, ce sont parfois des enfants en frusques. Ils portent dans le dos un réservoir plus ou moins sophistiqué selon l'élévation dans le métier. Une timbale est tenue à la main, de l'autre un tuyau venant du réservoir. Des gobelets sont suspendus autour de la ceinture. Avant de les remplir, il est passé un petit coup d'eau à l'intérieur rejeté d'un coup sec sur le sol. Ils sont facilement repérables. D'un pas nonchalant, ils avancent en criant <<Sue, sue, sue >> ( sauçeu: de l'eau ).

A l'embarcadère, il y a un kiosque à journaux où sont vendus les plus gros tirages du monde. Très souvent, durant mon séjour, j'y reviendrai lire les grands titres de l'actualité comme l'invasion de la Tchécoslovaquie par les russes.

A la fin de ce deuxième jour, je n'ai toujours pas retrouvé Jean-Marie mais je ne perds pas espoir. La journée suivante, je monte à Sultanhamet où je découvre le petit restaurant de Yenner que j'avais également entendu parlé. Sur le même trottoir plusieurs boutiques accrochent à l'extérieur toutes sortes de chemises brodées, des moumoutes afghanes et de superbes châles.

Ces magasins vendent aussi un tas d'antiquités, de colliers, de bagues... A la porte, un ou deux rabatteurs agrippent les badauds comme au bazar. Leur rôle ne s'arrête pas là. En effet, ils marchandent tout ce qui se revend: que ce soit, montres, bijoux, vétements. Lorsque la tête d'un gars inspire confiance, ils s'approchent discrètement et chuchotent à son oreille <<Do you want change money >> ou lorsque celle-ci semble plus grande <<Do you want pass car >>. Bien qu'au courant de ces combines, je ne m'attends pas à une telle proposition. Le change me tente, je n'ai presque plus de liras et je dois bien entamer mon billet de cent balles. Par méfiance, je ne convertis que cinquante francs. Le type préfère les dollars aux francs mais il accepte tout de même le change à trente-neuf liras les dix francs. Je gagne trois liras sur la banque et quinze en tout ce qui représente à peu près deux jours de séjour.

La journée est chaude et ensoleillée. Pour me passer le temps et la soif, je pénêtre au Pudding Shop situé non loin de chez Yenner dans la grande rue qui mène à Topkapi. C'est un petit self, rendez-vous des routards, où l'on trouve également des gâteaux et ce fameux pudding turc (sorte de flan au riz vanillé ou chocolaté servit dans un bol transparent). L'accès se fait par une terrasse où sont installées des tables et des chaises abritées par une tonnelle. A côté de la porte d'entrée, un juke-box diffuse à longueur de journée une musique psychédélique. Généralement, c'est le moins déshérité qui fréquente ce lieu. A l'intérieur, dans une grande gondole vitrée sont exposés des quantités de gâteaux et de plats préparés (haricot de mouton, boulettes de viande, tomates farcies etc.).

La salle de restaurant occupe le premier étage accessible par un escalier de bois. A la terrasse, les garçons de café effectuent le service vétus de veste blanche, noeud papillon et pantalon noir. Thé, café, Coca-Cola, pschitt sont les boissons courantes. Bien que ce Pudding Shop ne soit pas un établissement pour ma maigre cagnotte, je m'installe pour la première fois à la terrasse pour consommer un coca. Tuant le temps, j'observe les passants en réfléchissant sur la soirée a venir. Soudain, je fais un bond de démoniaque et me précipite en courant dans la rue.


 


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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 10:20


Stupéfaction


-Hep! Hep! Hep! Rudy! Gilbert! 

                  Ce sont bien eux. Rudy et Gilbert viennent de passer devant moi. Je n'en crois pas mes yeux et j'en oublie de régler ma consommation. A mon appel, ils se retournent stupéfait. Nous sommes fous de joie.

Rudy est un grand blond de descendance russe portant de larges pattes et une barbiche plantée en dessous de deux grosses lèvres. Il a une âme de poète et nous récite parfois de sa grosse voix quelques proses de sa composition. Gilbert est de parents polonais, de ma taille mais beaucoup plus trapu. Son épaisse chevelure blonde tire sur le roux. Il porte des lunettes et une barbe bien fournie masquant le reste de son visage. Parlant avec gestes, il laisse aussi souvent échapper de larges sourires. Attaché aux choses d'église, son allure rappelle aussi celle d'un rabbin. Je les ai connus tous les deux l'année dernière au mois de Juillet à la cueillette des framboises à St-Fargeau dans l'Yonne. C'est Jean-Marie qui me les a présentés et dès lors nous sommes restés toujours bons copains. Le jour de leur départ de Montargis, je n'aurai jamais pensé un seul instant les retrouver sur mon chemin.

Ils se dirigent vers le bazar. Naturellement, je me joins à eux et nous évoquons tout le long du chemin les aventures de notre voyage. J'apprends qu'ils sont entrés en Turquie une journée avant moi. Une chose extraordinaire leur est arrivée : lors de la traversée de la Vénétie (Italie), peu après Mestre, alors qu'ils faisaient du stop sur le bord d'une route, une voiture s'immobilisa brusquement. Un individu barbu en sorti. C'était Jean-Marie qui, lui-même prit en stop, aperçut Rudy et Gilbert sur le bord de la chaussée. Il fit arrêter son chauffeur pour les retrouver. (Je devine leur joie à cet instant). Tous les trois montèrent dans la voiture et firent ensemble le chemin jusqu'à Udine. Malheureusement pour Jean-Marie, son voyage s'interrompit brusquement ici à la suite d'un contrôle de police. Ne détenant pas les deux cents francs (30€) minimum que les autorités demandent aux étrangers, il fut expulsé manu militari à la frontière française. Cette mauvaise nouvelle me peine énormément.

Je découvre aussi que je ne suis pas descendu au bon hôtel et je ne m'en étonne guère. Le Gülhane se situe dans une petite rue pavée non loin de Sainte Sophie. J'y suis passé devant plusieurs fois sans m'en apercevoir. Il est évident que je vais déménager.

Au retour du Bazar, nous nous y rendons. Je grimpe derrière eux la vingtaine de marches qui mène à la réception. Le manager est là à son bureau. C'est Ismet, un homme de quarante ans, le crâne dégarni sur le milieu. Il n'est pas très grand mais très robuste. Derrière lui, un gros coffre sert à ranger l'argent et les passeports. Le petit hall fait aussi living. De-là monte un escalier pour l'étage supérieur. En face du manager se trouve un chiotte à la turque et une salle de bains de deux mètres carrés équipée uniquement d'un lavabo sans eau chaude. Une porte donne sur une terrasse où se dresse la grande tente que je n'avais effectivement pas trouvée au Old Gülhane.

 

Je demande en anglais à Ismet une place sous la tente. Prenant des renseignements sur mon passeport, il les porte sur un carnet d'enregistrement et me demande deux liras et cinquante kurus (0,17€) pour la nuit. Rudy et Gilbert, sans doute ayant un peu plus de moyens occupent une chambre à plusieurs lits au premier niveau. Cet endroit est calme, me disent-ils. Cependant, tous les matins vers sept heures, un petit marchand de cerises descend la rue d'en face. Tout en portant son balancier chinois sur les épaules, il crie d'une voix perçante: <<Ahy ti vishney, vishney toys (phonétiquement) >> ce qui réveille toutes les chambrées qui donnent côté rue. Il ne me reste plus qu'à retourner au Old Gülhane chercher mon baluchon pour venir m'installer sous la tente.


Il est tant que je revienne. Sur les deux cents places, peu sont disponibles. A cette heure presque personnes ne les occupent mais elles sont toutes repérées par des sacs à dos. Enjambant tout un fourbi, je cherche une place attenante à la paroi car elle permet de s'adosser contre le mur de bois et de tôle. Pas une n'est libre. J'opte alors pour la première rangée où un semblant d'espace apparaît.

           A la tombée de la nuit, la tente s'anime. Quelques lampes s'allument, les routards, revenant des quartiers mal éclairés d'Istanbul, retrouvent le dur contact du béton. Nombre d'entre eux font connaissances tandis que d'autres se retrouvent après une longue route. De petits groupes se forment par affinités. Il y a là des anglais, des allemands, des français, des hollandais, des italiens, quelques suisses, suédois, danois, yougoslaves, espagnols, japonais et canadiens. On y discute voyage, aventure, musique, tout en faisant circuler un stick ou un shilum de main en main.

Dix heures, Ismet et deux lieutenants passent avec la liste des noms des gars et des filles de la tente. Il vérifie que chacun a bien payé sa place.

          En fin de soirée, l'épaisse fumée des joints plane au-dessus de nos têtes. Je m'y essaie et je dois dire que je ne sens plus le sol me taler les hanches et les coudes. Etendu sur ma couverture, je m'endors la tête remplie de rêves.


   C'est en sursaut que je suis réveillé. Du haut du minaret de la petite mosquée jouxtant l'hôtel, les mains portées en porte-voix, l'imam crie la prière aux quatre points cardinaux. Je l'entends si bien que je le crois à l'intérieur. Ce rituel se répétera plusieurs fois dans la journée.

Vers dix heures, la grande chambrée se bouge doucement. En se tenant les reins, les cheveux en bataille chacun se dirige au lavabo. Il y a du monde à la porte. Il faut patienter un bon moment et se lever dans les premier pour prétendre se laver avant midi. En attendant, chacun peu acheter pour une lira un bol de pudding. C'est un riz froid au lait vanillé. Dans la journée, des sandwichs aux oeufs ou à la tomate sont vendus au même prix.

Certains terminent le bouclage de leur sac. Ils s'apprêtent à braver un long voyage au travers les deux mille kilomètres de steppe anatolienne et le désert iranien avant de rejoindre Téhéran. Traversant la réception et chargés comme des mulets, on entend alors: <<Bonne chance! >> ou <<A bientôt! >>

Après un brin de toilette, je retrouve mes deux compères dans leur chambre. Ils sont comme bien souvent en pleine discussion. Nous sortons pour aller prendre un thé dans une tchaïkana du quartier.


La boutique est entiérement en bois. Une treille grimpe le long des grandes fenêtres. Quelques tables à deux places occupent le carré intérieur et d'autres sont sorties sur le bas de porte à même le pavé poussiéreux. Une cage en osier pend du plafond avec un francolin à l'intérieur (sorte de grosse caille) que tout le monde admire. Des hommes uniquement (le crâne rasé et la barbe naissante) viennent y tuer le temps tirant sur un narguilé ou jouant soit aux cartes soit aux dominos. N'appréciant guère le thé, je prends une oralet à l'orange (extrait de fruit) que le patron me sert avec de l'eau bien chaude d'un samovar. Méblit, son fils de quatorze ans, travaille avec lui. En veste blanche, il parcourt les rues de son quartier avec un plateau à thé qu'il balance depuis un anneau du bout de ses doigts. Il court ainsi livrer de cinq heures du matin à dix heures du soir chez les commerçants, les artisans ou bien les particuliers. De nombreux gosses de son âge pratiquent ce métier très pénible. Souvent, ils sont mal traités et n'ont droit que trop rarement à un jour de congé.

 

 

 

 



 



 

 

  En sortant de la tchaïkana nous descendons la grande rue d'Ankara qui conduit à Sirkeci. Longue et sinueuse, elle est une des principales artères de ce quartier. C'est la rue des imprimeries, papeteries, librairies, presse, marchands de cachets encreurs, de machines à écrire... Sur les trottoirs, assis sur une chaise pliante devant une tablette en bois, des écrivains publics tapent les lettres de leurs clients. Nous profitons de la proximité de la poste pour y faire un tour. Il n'y a rien pour moi.




Un après-midi, Rudy et Gilbert se rendent au dispensaire de Tophane près du port au quartier européen pour y recevoir le vaccin antivariolique et la première piqûre anticholéra. Je les accompagne et pénêtre avec eux dans la salle de soins. Une vingtaine de personnes attendent debout à la file indienne, une manche retroussée. N'étant pas concerné, je m'assieds et observe l'infirmière qui pique. Mes compagnons ferment la queue. Cette scène me fait penser aux grandes épidémies africaines où des villages entiers passent à la vaccination. L'infirmière qui opère, change l'aiguille tous les quatre ou cinq patients. L'envie de partir en Orient doit être forte et demande mûre réflexion. Enfin, ils reviendront tout de même dans huit jours pour recevoir le rappel.

La semaine suivante se passe aux préparatifs du départ de Rudy et Gilbert. Au fur et à mesure que le grand jour approche, je ressens de plus en plus une sensation d'abandon. Je vais dans peu de temps me retrouver seul et je ne peux plus compter sur Jean-Marie. La Route me tente malgré ce que j'ai vu au dispensaire. Avec tous les récits entendus sous la tente concernant l'Anatolie, l'Iran, l'Hindu Kush, Kabul, l'Himalaya, Chitral, le Népal et l'Indes sans oublier New-Delhi, Bombay, Bénarès, Calcutta, Madras, Goa, tous ces noms raisonnent dans ma tête. Ma conscience m'ordonne de continuer.

Je suis loin d'avoir l'argent nécessaire pour un tel voyage et je n'ai même pas un sac pour trimballer mes affaires. Pourtant, je décide de faire part de ma décision à mes parents et demande à ma mère de me faire parvenir à poste restante un mandat de deux cents francs (30€) pris sur les quatre cents d'économies laissés à la maison. Et combien même je ne recevrai pas d'argent, je me sens suffisamment motivé pour effectuer les neuf mille kilomètres qui me séparent des Indes.

Je puise le long des conversations de ceux qui reviennent, tous les renseignements qui me seront utiles. Je note les principaux hôtels situés sur le parcours, les villes où l'on obtient les visas et les petites astuces pour gagner un peu d'argent.

Rudy décide de passer par la mer Noire en prenant le bateau jusqu'à Trabzon. Ils éviteront ainsi huit cents kilomètres de parcours difficiles. Le prix du voyage assez bon marché épuise pourtant leur réserve. La décision de faire la manche à Taxim est prise. Pour ma part, j'espère recevoir le mandat. Pendant que Rudy et Gilbert arpentent les rues de Taxim, je me laisse un peu vivre. Je passe mes journées tantôt au bazar, tantôt chez Yenner ou dans Istanbul. Un quartier que j'aime bien c'est celui de Kücukpazar situé derrière la rue des halles maraichères. La plupart des maisons y sont encore construites en bois. Ses rues très étroites interdisent le passage des voitures. Seules les carrioles à main y pénètrent. La terre battue doit rendre ce quartier impraticable les jours de pluie. C'est un centre artisanal constitué d'innombrables petites boutiques ouvertes entièrement sur la rue. A la fermeture, un rideau métallique clôt les devantures. Cinq ou six personnes sont employées dans chaque échoppe et parmi elles, de nombreux gosses. On y travaille le cuivre, le fer, le bois, le tissu, le verre, enfin absolument tout ce dont la ville a besoin. Ce sont également les fournisseurs du bazar. Les ruelles pullulent de monde, achetant, flânant, prenant commandes dans un énorme brouhaha. Des coups de marteau sur enclume raisonnent. Des machines à coudre crépitent. De la musique orientale inonde le quartier. A son passage, le charretier jette des <<Balek, Balek >>, des enfants crient <<Sue, Sue >> ou bien alors <<tchaï, tchaï >> pour les petits vendeurs de thé chaud.

        

Je me promène également souvent sur le pont de Galata où j'aime sentir l'odeur de cuisine des restaurants. Je passe des heures à regarder un vieux pélican qui a pris asile sur un ponton, les bateaux sur la Corne d'Or et les gamins qui pêchent à la palangrotte sur le bord des débarcadères. A Sirkeci, j'observe les longues queues de camions attendant journellement l'arrivée des cars-ferry qui les transportent sur l'autre rive du Bosphore. Le soir, je retrouve Rudy et Gilbert et nous allons dïner quelquefois chez Yenner. C'est le restaurant le moins cher d'Istanbul où le plat coûte soixante-quinze kurus à deux liras (5 à 10 cts d'€). Trois ou quatre tables occupent un intérieur trop exigu mais une petite tonnelle de vigne permet de manger dehors. Yenner fait mijoter ses excellents petits plats dans d'énormes faitouts. Il y prépare du haricot de mouton et des spaghettis. Il sert galement des oeufs sur le plat ou en omelette, des boulettes de viande, des tomates farcies et du fromage très rare à Istanbul. Au dessert, il y a des fruits et de la pastèque.

Yenner est un homme fort qui porte deux grosses côtelettes rejoignant une énorme moustache à la turque. Toujours gai, il chante à tue-tête. Parfois à l'apogée de son euphorie, il danse à la cosaque sur les tables avec son tablier. Son second, un jeune d'une vingtaine d'années, fait les courses et le service. Un livre colossal est mis à disposition des clients. Sur ce bouquin, il est écrit des poèmes dans toutes les langues, des dessins dignes de maîtres, des louanges à Yenner et à sa cuisine.

 

Au bazar, j'achète un sac à bandoulière de coton tissé d'arabesque. Il va me servir à ranger mon courrier durant tout mon voyage. Le bazar, c'est notre passe-temps. Il y a tellement de choses à voir et à découvrir.

Le vendredi est le jour férié. Tous les commerçants tirent leur rideau de fer et la plupart des restaurants ferment. Les rues si agitées en semaine semblent mortes ce jour-là. Seuls les chats et les pigeons sont les maïtres de la ville.

 

 


 

 
        Une première semaine est écoulée depuis mon installation sous la tente. Je commence à connaître pas mal de monde malgré les nombreux départs et arrivées. J'ai également récupéré un certain nombre d'informations pour la Route. Reste à me faire vacciner et recevoir l'argent demandé pour filer.

Le jour du rappel arrive pour Rudy et Gilbert, nous retournons au dispensaire. Cette fois-ci, j'y reçois mes premiers vaccins. Celui de la variole est à recommencer, je n'ai plus mon carnet de vaccinations depuis la disparition de mon sac.

La piqure du choléra et le vaccin effectués, l'infirmier me remplit une carte jaune que je dois présenter la prochaine fois. Pour mes compagnons, le feu vert est pratiquement donné. Avec le peu d'argent amassé dans Taxim, ils achètent à la compagnie de navigation toute proche leur billet pour Trapzon. Le bateau part dans trois jours.

Dans l'après-midi, je commence à souffrir de l'épaule qui a reçu la piqure. Elle est de plus en plus sensible au toucher. En général, les turcs ne font pas d'écart lorsqu'ils vous croisent. Malgré ma prudence, je suis heurté plusieurs fois dans le Grand Bazar et sur le trottoir. La douleur redouble à chaque fois. De retour au Gülhane, une forte fièvre m'envahit.

Comme chaque soir à la tombée de la nuit, je rejoins la chambre de Rudy et Gilbert. Mon bras me fait affreusement mal. On me prête un duvet que j'étale par terre au pied des lits pour m'allonger. Lorsque Ismet entre vers dix heures pour collecter le prix de la nuit, il me trouve gémissant et étendu sur le sol avec une fièvre de cheval. J'entends vaguement Rudy lui expliquer que je viens de recevoir la piqure du choléra et que je suis malade à crever. Ce soir là, incapable de me rendre à ma place sous la tente, je passe la nuit dans la chambre.
     

 

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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 10:10


Le lendemain matin mon bras va beaucoup mieux mais il reste toujours sensible. La fièvre se dissipe peu à peu pour disparaitre complètement dans la journée. Déjà, je redoute le rappel.

Nous décidons de nous faire établir une carte d'étudiant. Le cas échéant, elle peut servir à voyager à demi-tarif sur les chemins de fer turc. Des photos sont faites chez un photographe de Sirkeci et nous nous rendons à l'office du tourisme situé en haut de la rue d'Ankara pour la confection.

En attendant le jour du départ du bateau, mes compagnons poursuivent la manche. Je décide de participer car je ne sais pas à quel moment je recevrai mon mandat. Les cinquante francs échangés au noir sont épuisés. Un partage d'équipe en alternance est décidé. Nous parcourons les rues de Karakoy, Galata, Sishame, Galata Sary et Tophane. Nous arrivons à récupérer cinq ou six liras par jour. Une fois, quelqu'un nous a glissé un billet de dix liras. Un autre jour, avec Rudy, nous rencontrons un journaliste écrivain qui nous invite à prendre le thé dans un parc de Sishame. S'exprimant en Français, il nous propose de travailler avec lui sur un livre qu'il veut écrire sur les hippies. Nous déclinons l'offre en lui expliquant que ce mouvement concernait les Etats-Unis et la guerre du Vietnam. L'homme nous remercie d'avoir bien voulu bavarder avec lui et nous remet sa carte de visite au cas où l'on aurait besoin de lui.

Une autre fois, alors que nous opérons dans la rue du Pudding-Shop au grand bazar, un type écrit un petit texte sur mon carnet de poche. Les quelques mots indiquent que nous sommes étudiants français et que nous avons besoin d'aide pour poursuivre notre voyage. Dès lors la manche se révéla plus facile.

Diaporama du Bosphore


        Le départ de Rudy et Gilbert est pour demain matin. Vers vingt-trois heures, je quitte la chambre non sans avoir un pincement au coeur. Allons-nous nous revoir? Il y a peu de chance. Une longue distance va nous séparer. Dans trois jours, ils seront à Trapzon mais dans huit jours, où seront-ils?

 

 


Ayant déménagé de place sous la tente, je fais la connaissance d'un jeune Suisse-Italien de 16 ans. Il est venu à Istanbul avec un de ses copains du Tessin. Sa langue usuelle est l'italien mais il parle très bien le français, un peu l'allemand et se débrouille en anglais. Son ami doit avoir trois ou quatre ans de plus et parle également le français. Bien vite, je perçois des désaccords entre eux. Souvent de fortes discussions éclatent en italien. Le plus vieux reproche à l'autre de se laisser vivre à ses crochets. Un jour, la dispute est plus forte que les autres fois et le divorce est consommé.

Eddo Djanetti, le plus jeune, sympathise rapidement avec moi. Nous passons désormais les journées ensemble.

Diaporama scènes de rue




Le 29 juillet, je reçois un courrier de ma soeur Régine. Elle m'annonce une mauvaise nouvelle. Maman a reçu ma lettre lui annonçant mon intention de partir pour Téhéran le jour où elle s'apprêtait à m'envoyer le mandat. Comprenant que je quittai bientôt Istanbul, elle préféra ne pas me l'expédier. D'autre part, la tente abandonnée sur la corniche de Nice a été rapportée à la gendarmerie. Alors que Ronald mon futur beau-frère rentrait d'une sortie à Nice, il fut arrêté au poste de garde. On lui expliqua que la police venait de ramener à la caserne une tente m'appartenant. Elle désirait un rapport car les circonstances de sa découverte pouvaient faire penser à un suicide par noyade ou à un problème grave. Ronald, qui ne comprenait rien à l'affaire, fut aussi suspecté d'avoir sorti une toile. Bref, mes parents qui me savaient à Istanbul ne se sont pas inquiétés mais ma mère dut justifier l'achat de la tente en présentant une facture établie dans un surplus américain de Montargis.

Diaporama Vieux quartiers


 

                 Je n'ai plus d'argent et je n'en recevrai plus avant longtemps. Je me remets à la manche. Eddo se joint à moi. Pendant plusieurs jours nous arpentons les rues de Karakoy et de Galata avec le petit mot écrit sur le carnet. Une fois, devant un restaurant du pont de Galata le patron nous invite à prendre place à une table.

 

-Bakchich, bakchich >>, nous dit-il.

Alléchés par l'offre, nous finissons par accepter. Le repas de poisson est excellent, il nous apporte réconfort. De plus, le patron est sympa et c'est bien gratuit.


Diaporama Sainte Sophie

 Diaporama Mosquée bleue 


 

Un soir, de retour au Gülhane, Ismet m'interpelle et me propose de passer une voiture en Grèce. La manche me rapporte juste de quoi survivre et payer l'hôtel. J'accepte pour une somme de trois cent soixante liras (15 €) et lui remets mon passeport pour que soit établi de faux papiers à mon nom.

Deux jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, une grosse voiture américaine se gare devant la porte du Gülhane. Ismet vient me trouver sous la tente et me prie de suivre les deux hommes venus me chercher.

L'auto démarre et se dirige dans un quartier perdu de la ville. La belle américaine pénètre dans une grande cour par un porche. Un des hommes descend et revient un instant plus tard avec mon passeport et les trois cent soixante liras qu'il me remet. Nous filons maintenant à la frontière d'Edirne (250 km). Assis à l'arrière de l'auto je me pose des questions sur le déroulement de l'affaire. Je ne comprends pas grand chose et les deux hommes qui sortent tout droit d'un film de James Bond ne disent pas un mot. Vers dix-neuf heures, on s'arrête dans un petit restaurant de village pour y manger des brochettes. Profitant de l'aubaine, je remplis ma sous-ventrière.

A la frontière, l'américaine stoppe devant les bâtiments administratifs. L'un des hommes me demande de l'accompagner au bureau de la douane où sont présentés les faux papiers de la voiture.

Un gros cachet concernant une Fordson est apposé sur deux pages de mon passeport. Des ordres me sont ensuite donnés. Je dois me rendre seul à pied au poste grecque obtenir le cachet d'entrée et de sortie du pays. Si on me pose une question sur mon aller-retour, je dois répondre que je fais cela pour le plaisir d'obtenir un tampon grec sur mon passeport!

Distant de cinq cents mètres environs, je pars jusqu'au poste voisin. La vieille route étroite empruntée est bordée de bosquets. Les papiers dans une main, je marche dans l'obscurité presque complète. A vrai dire, je ne suis pas très rassuré. Tout à coup, à mi-parcours, un gros chien aboie et me barre la route. Je sursaute et prends peur. Aussitôt, deux carabiniers sortent des buissons. Une torche à la main, il m'éclaire le visage en criant un mot que je traduis par <<Halte! >>. Mon adrénaline en reprend un coup. Il inspecte minutieusement mon passeport, puis retenant la bête il me laisse repartir. Je ne ferai pas ça tous les jours!

Le bureau grecque est presque désertique. Un douanier appose deux cachets sur mon passeport sans que je le lui demande. Revenant par le même itinéraire, je presse le pas. Au poste turque, m'attendent les deux types auxquels je remets de nouveau mes papiers que je dois récupérer dans quelques jours au Gülhane.


 

Sur le retour, je continue à réfléchir ne comprenant en rien à ce qui vient de se passer. Nous rentrons avec la même bagnole et mes papiers sont conservés. Enfin, le principal est que les choses ne se soient pas trop mal passées. Vers vingt-trois heures, je suis déposé devant la porte close du Gülhane que je tambourine afin qu'elle me soit ouverte.

     

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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 10:00



 

Une nouvelle semaine commence. J'ai des craintes, le jour du rappel de mes vaccins approche et les souffrances de la semaine dernière sont encore très présentes. Je récupère sous la tente un vieux sac à dos démantibulé et délaissé dans un coin. Retapé, il va faire mon affaire. Je trouve également une gourde oubliée, elle est en zinc recouverte d'un tissu humidificateur. C'est une bonne chose car je vais parcourir beaucoup de régions arides.


La piqûre de rappel s'est bien passée, je ne souffre pas. Eddo propose de faire la Route avec moi. Je suis d'accord, c'est un garçon avec qui je m'entends bien et puis à deux, il est plus facile de s'entraider.

Il y a trois ou quatre jours j'ai marchandé un couteau à cran d'arrêt à l'ex-compagnon d'Eddo. Comme désormais je ne suis plus seul à voyager, je vais le revendre à la tchaïkana. J'en fais part au patron de la boutique. Il le saisit et le présente aux hommes qui jouent aux cartes. Aussitôt, dans une ruade, le couteau passe de main en main. J'ai de la peine à le suivre et veux bien vite le récupérer avant qu'il ne disparaisse. On m'en propose quinze liras sur les vingt que je l'ai payé. Je refuse et me rétracte, il pourrait être dangereux de le laisser entre leurs mains.


Quelques jours s'écoulent encore. Mon passeport n'étant pas revenu, j'épuise peu à peu l'argent gagné. Je reprends la manche avec Eddo. Les journées deviennent longues et l'attente me rend nerveux. Chaque jour, je demande à Ismet des nouvelles de mes papiers, mais toujours rien. Je n'arrive plus à me concentrer sur mon voyage. Un jeune Suisse est dans la même situation. Je deviens très inquiet. Six jours passent, puis sept, huit, dix, toujours rien. Je suis démoralisé, je ne reverrai plus mon passeport. C'est d'un très mauvais oeil que j'envisage l'avenir et j'angoisse à mort. Beaucoup de types ont vendu leur papier au marché noir pour se faire un peu d'argent. Ils allaient ensuite en déclarer la perte à l'ambassade qui par abus se refuse maintenant à les renouveler.

Un jour enfin, Ismet me les remet. Je suis soulagé et sans plus attendre, dès le lendemain matin, mon passeport est pendu autour de mon cou dans une pochette accrochée à une chaînette. Nos sacs ficelés, on se dirige sur l'embarcadère de Kabatas pour prendre le ferry et traverser le Bosphore.





T U R Q U I E  A S I A T I Q U E

 


- Août 1968:

     Le pied posé à Uskudar, j'ai la réelle sensation de me détacher du vieux continent. La porte de l'Asie avec ses grands espaces et ses clichés de rêve
s'ouvre devant nous.

       La route d'Ankara est rejointe à pied. Sous l'effet de la chaleur, le macadam luit comme une flaque d'eau. La présence d'un compagnon me sécurise et ma solitude est par le fait rompue. Eddo est un jeune garçon de seize ans très ambitieux. Me dépassant de plusieurs centimètres, il est cependant aussi fin que moi. Ses cheveux châtains clairs, longs et bouclés retombent sur un visage d'adolescent encore buriné d'acné. Il vient de finir sa terminale et s'apprête à entrer en première année d'économie. C'est dire qu'à son âge, il n'a pas perdu pied dans ses études.

     La campagne est encore verdoyante, mais bien vite la sécheresse l'emportera. La première voiture qui s'arrête est une grosse américaine noire à la carrosserie très arrondie comme les Dolmus. Puis, c'est le tour de bien d'autres autos, d'autres camions joliment décorés et peints de multiples couleurs. Après Izmit et Adapazari, les villes sont de plus en plus éloignées les unes des autres. Nous rencontrons des chadoufs (appareils à bascule employés pour tirer de l'eau) et les premiers dromadaires.



      A Bilesik et Eskisehir, nous continuons dans la direction d'Ankara pour arriver à la tombée de la nuit à cent cinquante kilomètres de la capitale. Le stop fût assez difficile aujourd'hui: trois cent cinquante bornes ce n'est pas énorme. A la sortie d'un village, un endroit calme et reculé de toutes habitations est recherché. Sur le bas-côté de la chaussée, une vingtaine de troncs d'arbres empilés les uns sur les autres vont nous servir de toit. Un rapide regard aux alentours et hop! On se glisse dans l'espace formée sous une bille de bois. Bien protégés, on s'installe pour casser une croûte. Nous en profitons pour reconnaître sur la carte routière d'Eddo l'itinéraire du lendemain. Puis, enroulé dans ma couverture, je m'apprête à passer une bonne nuit. Rêvassant, je regarde au-dessus de moi ces énormes rouleaux qui me frôlent le corps en pensant que s'ils venaient à s'écrouler ce n'est pas de sitôt que nous serions découverts!


      Sortant de notre tanière, nous rejoignons de nouveau le bord de la route sans avoir pu nous laver. A midi, les collines d'Ankara sont en vues puis dépassées. Plus on s'enfonce sur le plateau Anatolien, plus la chaleur est torride et sèche. La monotonie du paysage s'installe rapidement sur la route de Sivas. Il n'y a guère que le passage de quelques camions qui puisse rompre cette lassitude. Parfois, c'est un bus qui passe devant nous, dégageant derrière lui un gros nuage de poussière. Il y a aussi ces gros bahuts allemands qui affichent sur leur bâche "Munich-Téhéran". Chaque jour, ils en passent deux ou trois, mais jamais ils ne s'arrêtent. Nous rageons un peu en pensant qu'ils pourraient nous conduire à Téhéran. Les rares villages traversés sont d'une extrême pauvreté. Parfois notre chauffeur descend dans une Tchaïkané pour avaler un thé brûlant. C'est souvent une vieille bâtisse en bois aménagée avec deux ou trois tables et un samovar. Une pièce servant de salle de repos permet de passer la nuit allongée sur une natte. Je n'apprécie guère le thé mais il est toujours difficile de refuser cette boisson traditionnelle qui est offerte si chaleureusement. A l'aide d'un maillet, un petit morceau de sucre difforme est entaillé directement du pain de saccharine. Les quelques habitués au crâne rasé ont les vêtements dépouillés et sont chaussés d'ancestrales sandales de cuir rongées par la poussière du plateau. Nous apercevant, ils posent sans relâche les seules questions d'anglais qu'ils connaissent: <<English, English >>. Ou bien alors: <<What is your name?>> Nous leur répondons: <<French, Pariss>> , et ils vous répliquent: <<Yes, English >>.

       Dans la journée, un autocar stoppe à notre hauteur. Le chauffeur nous fait signe de monter. Devant notre hésitation, il nous explique que le voyage est backchich. C'est différent et nous montons pour prendre place à l'arrière du véhicule. Au passage de l'allée centrale, les femmes nous mitraillent des yeux. Tout au long du parcours des rires et des chuchotements nous accompagnerons.

     Une cinquantaine de kilomètres plus loin, notre car arrive à son terminus. C'est un beau village verdoyant. Aussitôt descendus, un attroupement se forme, nous en profitons pour demander la route pour Sivas.

     A la tombée de la nuit, du côté de Kirikkale, nous pénétrons dans un champ de tournesols. Les nuits en Anatolie deviennent fraîches. Je prête à Eddo mon sous-pull à col roulé. Au réveil, une surprise nous attend. En effet, aujourd'hui le soleil s'est levé à l'ouest. Je ne sais pour quelle raison, peut-être à cause de la situation géographique, on s'est désorienté. Je ressens une étrange sensation d'égarement. C'est la première fois que ceci m'arrive. C'est peut être ce qu'on appelle plus communément perdre la boussole ! Et bien tant pis pour le soleil, nous poursuivons tout de même notre chemin en direction de Karalekir et Yozgat pour être déposés à la sortie du village de Sorgun.

       Le soleil ne laisse aucune place à l'ombre. Une chaleur brûlante s'élève du sol en troublant l'atmosphère. Installés sur nos sacs, nous sommes condamnés à cuire sans pouvoir nous protéger. Sur cette route, il ne doit pas y passer plus d'une dizaine de véhicules par jour. Avec patience, nous tuons le temps en ramassant de petits cailloux rejetés d'un mouvement nonchalant à quelques mètres. Au bout d'un instant, des gosses s'approchent. Ils s'amusent à gonfler des capotes anglaises du planning familial. Nous sommes assaillis de questions. Certains veulent nous épater, d'autres se moquent de nos habits ridicules à leur goût.

    La faim nous ronge. Depuis deux jours, nous n'avons pratiquement rien avalé. Eddo a l'idée de profiter de ces gamins pour quémander à manger. Sans tarder, un des mômes prend ses jambes à son cou et disparaît derrière les premières bâtisses rougeâtres du village pour en sortir un peu plus tard accompagné d'un adulte. L'homme qui s'approche est souriant. Il nous fait comprendre de le suivre chez lui dans une des premières maisons du village. Avant d'entrée dans sa demeure, la horde de gosses est renvoyée. Elle s'envole comme une nuée de moineaux. Nous pénétrons dans une magnifique pièce entièrement recouverte du sol au plafond de tentures perses. Des cuivres accrochés un peu partout décorent admirablement l'ensemble. L'homme nous présente sa femme et quelques membres de sa famille installés sur un sofa. Nous sommes conviés à nous assoirr en tailleur devant un guéridon. La conversation n'est pas des plus facile mais je ressens bien la joie que se fait notre hôte à nous offrir l'hospitalité. Pendant ce temps, la femme nous prépare à manger dans la cuisine. Un immense plateau de victuailles est apporté. Il recouvre entièrement le guéridon. Il y a là des plats régionaux que je ne connais pas, des oeufs frits, énormément de fruits et une grande pile de crêpes appelées Chapati. Mais sans fourchette ni couteau, il est bien difficile de manger des oeufs. Nous voyant embarrassés, la femme s'empresse de nous montrer comment se servir du chapati. L'apprentissage n'est pas facile surtout que toute la famille nous regarde. Au début, c'est assez catastrophique mais très vite nous prenons le coup. Ce pain est très bon et l'énorme pile descend rapidement. A la fin du repas la maîtresse de maison nous offrira le reste.

      Cette invitation nous touche beaucoup. La serviabilité de cette famille est un exemple difficile à retrouver en Europe. Nous remercions ces humbles gens de l'accueil chaleureux qu'ils nous ont si naturellement offerts et prenons congés en regrettant de ne pas passer un peu plus de temps ensemble.

        

 

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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 09:50


        Le soleil chauffe toujours aussi fort. Au bout de longues minutes, une grosse américaine nous emporte à quelques kilomètres. Peu de moyens de transport permettent de se rendre dans les villages éloignés des uns des autres. Alors moyennant quelques liras, de rares camionneurs chargent en rase campagne les paysans qui leur font signe depuis le bord de la route. Parfois, l'un de ces camions s'arrête. Le chauffeur descend de sa cabine, lance nos bagages au-dessus du plat-bord et nous fait signe de grimper dans la benne. Ce mode de transport n'est pas autorisé. Au passage  des villages tout le monde s'allonge au fond de la benne, la police veille au grain. Il en coûterait cher au chauffeur qui se ferait prendre.


  Dans la journée, un de ces camions nous conduit sur les hauts plateaux. Assis  sur les sacs de céréales, nous filons à vive allure dans un bruit d'épouvante. Tout à coup, en pleine zone désertique, j'aperçois la bifurcation pour Sivas. On frappe aussitôt à la lucarne de la cabine pour avertir le chauffeur. C'est peine perdue. Le bruit est trop important pour qu'il puisse nous entendre. Une bonne heure plus tard, nous sautons de notre benne sur la place d'un grand village. Nous sommes à cent kilomètres de notre route! Bien vite, une troupe de personnes nous entoure et nous dévisage en posant les éternelles questions: <<What is your name?>>, <<Are you english?>> etc. Peu d'européens doivent passer ici et notre visite involontaire est une des rares attractions du lieu.

 

       Perdu, Eddo sort sa carte routière pour nous faire indiquer le chemin de Sivas. A cet instant, chacun désire montrer ses connaissances et c'est presque la bousculade. Voyant l'attroupement, un agent de ville approche. Il écarte tout le monde et prend l'affaire en main comme s'il s'agissait d'une opération de la plus haute importance. Organisant notre rapatriement, il interpelle le chauffeur d'un camion qui s'apprête à partir dans cette direction.
Nous roulons de nouveau. Le visage fendant l'air chaud du plateau, je guette l'endroit où le camion doit nous déposer. Il s'agit de ne pas le louper cette fois-ci. A l'approche de la bifurcation, le chauffeur ralentit et s'arrête pour nous laisser seul au milieu de la steppe.


       Nous venons de perdre trois heures et voici plus d'une heure que nous sommes là en plein soleil. Aucun véhicule n'est encore passé. Je me demande comment nous allons manger ce soir si rien ne bouge.

        Au loin sur la piste, un boeuf tirant un plateau vide se présente. A notre hauteur, le paysan arrête sa bête et nous invite à monter sur la remorque. Nous roulons cahin-caha mais avec la chance d'être dans un village avant la tombée de la nuit.

        N'apercevant toujours que l'horizon, un camion se rapproche de notre convoi et s'apprête à nous doubler. Debout sur le plateau, nous levons le pouce. Le chauffeur comprend, passe en klaxonnant et stoppe un peu plus loin. Nous remercions le bon paysan et grimpons dans la cabine de notre nouveau convoyeur qui nous emmène à la prochaine ville.



      Sivas est une grande agglomération de style très ancien. L'industrie de l'étoffe, de la coutellerie et du tapis y est particulièrement développée. Au moment de notre descente du camion, dans le centre ville, passe une vieille relique voiture de pompiers. Debout sur le marchepied une dizaine de soldats du feu, casqués à l'impérial, se cramponnent solidement pour ne pas être éjectés dans les virages. A l'arrière, une grosse cloche tinte en permanence pour annoncer le passage de l'engin prioritaire.

       Prenant position devant les dernières maisons de la ville, nous regardons des gamins s'amuser à un vieux jeu connu de chez nous. A l'aide d'une ficelle enroulée autour d'une toupie en bois, ils lancent celle-ci d'un coup sec sur le sol la faisant ainsi tournoyer à une vitesse vertigineuse.

 

        Nous remarquant, une troupe se forme bientôt et une mère vient voir ce qui se passe. Nous profitons de sa présence pour lui demander de quoi manger. Elle accepte volontiers et nous fait signe de l'accompagner dans la maison d'en face. Au fond d'une grande pièce très peu meublée, nous sommes invités à nous asseoir en tailleur sur une natte. La jeune femme voilée commande à la seconde épouse du ménage de nous préparer à manger. Des oeufs frits, du chapati et des fruits nous sont proposés. Il n'y aura pas de reste, tout est consommé.
       Le soir va tomber et craignant l'arrivée de son mari, elle nous demande de ne pas traîner. Comprenant la situation, nous nous apprêtons à partir lorsque ce dernier entre dans la pièce. Sans attendre, de peur d'être réprimandée, la jeune femme lui rend compte de notre présence. Au grand étonnement de tous, l'homme ne prend aucune attitude sévère. Il nous indique même d'aller jusqu'à la grande maison au bout de la rue, nous y trouverons sûrement un endroit pour coucher. Remerciant chacun de l'accueil chaleureux, nous prenons la direction indiquée, suivis des nombreux gosses qui attendaient dehors.

     Derrière le porche de la grande maison, un vieil homme s'affaire dans la cour. Nous apercevant avec les enfants, il s'approche lentement avec méfiance. Les gamins se font nos interprètes et expliquent ce dont nous cherchons. Il se frotte le front et demande qu'on le suive. En traversant la cour, deux chiens nous aboient dessus. A l'extrémité d'un bâtiment, le vieux nous montre du doigt une grange. Nous ouvrons le grand portail de bois et découvrons une grande meule de foin qui va nous permettre de passer une bonne nuit sur un matelas moelleux.

       C'est la lumière passant dans les jours du portail qui nous réveille. Un robinet d'eau, installé à l'extérieur du bâtiment, nous permet de faire une toilette. Depuis le Gülhane, c'est le premier point d'eau que l'on rencontre pour nous laver, autant dire que nous en profitons.

         Frais comme des gardons, nous prenons la direction de la cour. Les chiens et le vieux ne sont pas là. Nous rejoignions notre terrain de prédilection, la piste.

 

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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 09:40


A R M E N I E


Aujourd'hui, nous pénétrons dans le pays des seigneurs, l'Arménie où le Tigre et l'Euphrate prennent leur source. Formée de massifs volcaniques, la région est très pauvre. Aucune voiture ne sort de la ville. Il est vrai qu'Erzincan est à deux cent quatre-vingts kilomètres d'ici. Entre les deux villes, il n'y a aucune autre agglomération. L'attente est longue.

De temps en temps, nous dépassons un jeune berger et son troupeau. A l'écart de la route, un village aux murs de pissé rouge, cuit sous le feu ardent du soleil. Les toits surmontés d'un dôme laissent passer en hiver les fumées du four de l'unique pièce. Soudées toutes ensembles, les maisons forment une enceinte fortifiée à l'aspect très inhospitalier. Autour, la nature n'est que pierres et steppes. Je me demande de quoi peuvent vivre ces pauvres gens.

Des gosses en haillons s'aventurent au bord de la piste. Ils jouent avec de vieux pistolets ou des lance-pierres. Parfois, ils nous visent pour nous dissuader d'approcher des habitations alors que nous désirons seulement quérir un peu d'eau.

Au plus chaud de la journée, nous traversons Erzincan située sur l'Euphrate. Continuant notre périple, un autre camion nous dépose à une station essence perdue dans la steppe. Notre chauffeur doit rejoindre un petit village par une petite piste.

L'Arménien de la station est un homme trapu, le visage mangé par les vents desséchants. Pour tuer le temps, il bricole de la mécanique et vend des fruits dans son échoppe. Allant à sa rencontre, nous lui demandons de nous aider à trouver un camion pour Erzourum. Sa réponse est négative, plus aucun véhicule ne passera maintenant. D'ailleurs, il va fermer la boutique. La seule chose qu'il peut faire, c'est échanger de l'argent au noir. Cela nous arrange, je n'ai que trois liras. Je casse mon dernier gros billet de cinquante francs (7?50) et l'échange contre cent quatre-vingt-quinze liras. Notre homme rechigne un peu, le franc ne l'intéresse guère, il aurait préféré des dollars. Acceptant tout de même la transaction, il nous conduit dans son échoppe de bois. D'une boite, il sort une liasse de billets qu'il compte devant nous. L'affaire conclue, il est temps de penser à manger. Quelques fruits nous feront certainement le plus grand bien. Ils n'en manquent pas sur les étales mais l'arménien ne veut pas que l'on se serve. Transvidant un cageot de raisin dans un autre, il récupère les deux ou trois grains restés au fond et va quérir les pêches abimées qu'il a retirées de la vente. Notre repas n'est pas des plus copieux mais nous avons quand même quelque chose au fond de l'estomac.

L'homme de la steppe désir être serviable et nous invite à passer la nuit dans sa boutique. Eddo hoche du chef en me regardant.

- Acceptons >> , veut-il dire, - On va s'en mettre plein la lampe.>>

Il est l'heure de fermer les pompes et nous sommes priés de ne toucher à rien pendant son absence ce qui est juré et craché. Un instant plus tard, le voilà qui revient pour ranger les cagettes de son étale extérieur et s'absente de nouveau. Nos mains furtives en profitent alors pour plonger dans les fruits secs. Réapparaissant subitement, il nous prend la main dans le sac en train de mâchouiller. Penauds, nous avons droit à un copieux savon.

Une banquette ensevelie sous des caisses est débarrassée. Eddo choisit de dormir au sol et déplie son duvet. Je m'installe sur le lit de bois. Soudain, à ma grande surprise, je vois notre pompiste se déshabiller et s'engouffrer sous ma couverture! Et là! Stoppe mon gars, je n'ai jamais demandé le plein. Je me relève rapidement et m'apprête à me coucher à côté d'Eddo. Mais mon gaillard ne l'entend pas de cette oreille et me tire brusquement par le poignet pour me ramener sur la banquette. Voyant l'affaire se corser, Eddo se relève énergiquement et nous rassemblons vite fait nos affaires pour nous tirer. Merde! La porte est fermée à clé. Fou de rage et pris d'angoisse, on le somme de l'ouvrir immédiatement avant que l'on ne casse tout dans la baraque. Voyant notre détermination, l'arménien cède. Instantanément, nous détalons au clair de lune à toutes jambes à travers les collines sans oublier de nous retourner de temps en temps. Après une longue observation des lieux du haut d'une colline, nous décidons de ne pas aller plus loin. Le coeur battant et les chevilles tailladées par l'herbe de la steppe, nous préparons notre campement.



Au petit matin, après une nuit passablement agitée, nous découvrons les environs et regagnons la route en ayant soin de nous poster loin de la station, L'attente est longue mais récompensée. En effet un "T.I.R. TEHERAN" tout bleu s'arrête. Nous sommes contents, la capitale Iranienne est à mille huit cents kilomètres d'ici. Depuis Istanbul, nous regardions passer régulièrement ces gros bahuts sur les pistes en espérant que l'un d'entre eux s'arrête. Seulement, une chose nous chagrine, le pare-brise est cassé et remplacé en partie par un grand morceau de carton.

Lentement nous traversons les montagnes d'Arménie. Le camion monte des cols à deux mille cinq cents mètres. Il ne fait pas plus de dix degrés dans la cabine et nous sommes constamment en courant d'air. Il devient impératif de nous habiller plus chaudement. La piste est de moins en moins praticable car les eaux de la fonte des neiges des mois précédents ont raviné tous les virages. Parfois, ils sont si accidentés que le chauffeur doit manoeuvrer en faisant attention de ne pas riper dans le précipice.


Vers midi, nous descendons vers la haute plaine d'Erzourum (1950 m). Les hivers y sont très vigoureux et les printemps difficiles. La ville compte cent mille âmes. Naguère, Erzourum fut un grand centre industriel et commercial qui a perdu presque toute son activité par suite des guerres, des massacres et déportations d'Arméniens. Rudy et Gilbert y sont passés voici dix jours car la route de Trapzon converge à cet endroit.

Comme nous l'avions pressenti, le chauffeur nous apprend qu'il ne peut plus rouler dans ces conditions. Il doit nous abandonner ici pour remplacer son pare-brise. C'est quand même dommage, nous avions tant espéré. C'est donc à pieds que nous contournons les faubourgs de la ville et trouvons à la sortie une pancarte indiquant la frontière Iranienne à trois cent vingts kilomètres.


Des bouses ramassées le long des chemins sèchent sur les murs des maisons en terre argileuse, elles serviront de chauffage cet hiver. Des enfants pieds nus, les lèvres et les narines couvertes de mouches s'aventurent près de nous. La curiosité les attire. Ils doivent se demander ce que nous venons faire. L'un d'entre eux, nous donne des pommes que l'on croque à pleine dent. Depuis notre départ, nous avons trop peu mangé. La fatigue commence à nous envahir, l'anémie nous guette.


          Dans la soirée, de gros bahuts très inconfortable emprunterons des pistes encore plus difficiles. A Kagizman la nuit tombe, le vieux camion au nez avancé se gare devant une tchaïkané. La bâtisse, éclairée à la lampe à huile, est toute en bois. Nous dormirons dans une salle commune sur des nattes déroulées au sol.


          A l'aube, avant de partir, un thé chaud est avalé. Le contenu du verre est vidé par petit peu dans la soucoupe pour le refroidir et un morceau de sucre est conservé dans la bouche pour sucrer le liquide au passage.



Sur la route de la frontière surgit du fond de la plaine, le Mont Ararat couronné de neiges éternelles. Il culmine à 5156 m. (C'est difficile de croire que Noé a pu s'échouer ici).

Au-delà de Dogu-Bayazit, la route traverse de nouveau une steppe aride dominée au nord par un massif volcanique. Bazargan, la frontière Turco-Iranienne, est atteinte en Jeep par un long col. Il fait relativement froid. Sur plusieurs kilomètres, des camions internationaux attendent le contrôle douanier. Remontant la file sur le côté, nous arrivons à la douane. Les formalités sont effectuées et nous descendons les lacets avec une autre voiture qui nous déposera en début d'après-midi dans la plaine de l'Azerbadjan.
 

 


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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 09:30


La province est située au nord du pays, sur un haut plateau hérissé de montagnes qui se raccorde à la plate-forme Iranienne par la longue et étroite plaine de Zendjân. Le massif sec et dénudé domine des bassins verdoyants lorsqu'ils sont irrigués par l'eau douce ou stériles lorsque les eaux sont salées. De forme lourde et trapue, il atteint des sommets importants tel le Kouhé-Saland 3798 m et le Kouhé-Salavan à 4925 m à l'ouest d'Aderbil. En raison de sa situation géographique les hivers en Azerbaijan sont froids et les étés assez chauds (de -20°c à + 40°c à Tabriz).

Assis près des habitations, nous patientons plusieurs heures. Le soleil est bien plus chaud qu'au faîte du col. Depuis l'orage d'Andorre, je n'ai pas encore vu un nuage, c'est un peu extraordinaire.

Le physique des gens n'est déjà plus tout à fait le même et l'architecture des maisons change. La route est déserte. Nous décidons d'aller à pied jusqu'à Makoo qui n'est pas très loin. En chemin, nous croisons un européen marchant pieds nus en direction de la frontière. Son crâne rasé laisse apparaître une longue mèche de cheveux tressés tombant dans le cou. Il nous salue à l'indienne et balbutie quelques mots en français sans s'arrêter.

A l'entrée de Makoo, des villageois gaulent des abricots que des enfants ramassent pour mettre en cageots. Nous sommes cordialement invités à faire provision de quelques fruits. A peine avons nous le temps de remplir nos poches que le proprio arrive du village en hurlant. Assurément, il n'est pas d'accord et engueule tout le monde. Sauve qui peut! Ne restons pas là.

Une Mercédès vient de s'arrêter. C'est un allemand d'une trentaine d'années qui se rend à Téhéran. Le parcours représente 900 kilomètres, quelle chance!



IRAN

La route pour Tabriz est encore longue (290 km). Eddo discute avec notre vénéré chauffeur en me donnant la traduction. Le Germain est venu en Iran pour aller visiter un ami de Téhéran et pour rompre sa solitude, il nous a pris en stop.

En fin de soirée, nous traversons Tabriz (300000 h) capitale provinciale et empruntons de nouveau la piste.

            La nuit noire a recouvert le désert et le confort de la Mercédès favorise la somnolence. Je repense à ce que j'ai découvert dans la journée. En recomptant l'argent échangé, je me suis aperçu qu'un billet était plié à l'intérieur de la liasse. L'arménien nous a bien grugés et nous n'y avons vu que du feu.

La voiture roule longtemps dans une obscurité complète. Je me demande comment notre chauffeur arrive à suivre la piste sans repère. La fatigue l'envahit aussi et une pause est nécessaire. Au bout d'une heure nous roulons de nouveau, mais bien vite avec Eddo je replonge dans un profond sommeil.

Au bout d'un certain moment, nous sommes tirés de nos rêves par le bruit du moteur. Visiblement notre allemand est toujours fatigué, il veut se tenir éveillé en appuyant sur le champignon. Le compteur oscille entre cent et cent vingts km/h. C'est quand même un peu de la folie pour une piste. Je jette un regard vers Eddo qui n'ose pas demander ce qui se passe. Ballottés, secoués, il n'est plus possible de dormir. Le chauffeur n'en débraye pas une et maintient la pression pendant plus d'une heure.
          Au petit jour, la Mercédès s'arrête dans une station essence à l'entrée de Zanjan. Le plein n'est pas terminé qu'une camionnette Bedford freine brusquement derrière nous en soulevant un nuage de poussière. Instantanément, une dizaine d'hommes, dont la plupart armés, saute au sol et nous encerclent. Notre adrénaline monte en flêche. C'est une attaque. Je suis incapable de bouger. Eddo est dans la même situation, il est trop dangereux de s'enfuir et je ne prends pas le risque. Les hommes sont exaltés. L'allemand n'a pas l'air de se laisser faire. Je crois qu'il va en venir aux mains.

Un des types du commando s'avance alors près de l'aile avant gauche de la voiture et fait remarquer une trace toute fraîche de peinture verte. Elle est identique à celle du Bedford. A cet instant, je commence à mieux cerner la situation. Il n'est plus question d'agression mais la conséquence d'un accident que notre chauffeur a provoqué pendant notre sommeil. Il a tenté de s'enfuir et la camionnette nous a rattrapés. Voilà pourquoi nous filions à toute allure !

Prévenue certainement par le pompiste, la police de Zanjan arrive et confisque nos passeports avec les papiers de la Mercédès. Nous sommes conduits expressément au poste. Pendant le trajet, l'allemand nous demande de  témoigner en sa faveur.

Dès notre arrivée, nous sommes interrogés dans le bureau du commissaire mais sans la présence du germain. Cela ne va pas être facile de dire comme lui. Nous n'avons rien vu de l'accident et on ne sait pas ce qu'il va raconter. L'interrogatoire est en anglais, ce n'est pas facile de suivre et je suis mal à l'aise. Pour essayer de nous tirer d'affaire, j'explique que nous ne parlons que le français. Il quitte alors la pièce et revient avec un de ses collègues. Pas de chance, ce dernier parle parfaitement notre langue et nous apprend que l'affaire est sérieuse. Nous devons collaborer vivement à l'enquête. En effet, un homme est très grièvement blessé. Une fracture du crâne le mettrait entre la vie et la mort. En plein désert, notre chauffeur aurait refusé la priorité à une camionnette revenant d'un puits de gaz. Le véhicule stoppa net pour nous éviter et les hommes transportés dans la benne sont passés par-dessus bord. Prenant la fuite, nous avons été poursuivis et rattrapés à la station essence. Pendant ce temps, le blessé fut conduit à l'hôpital de Zanjan à l'aide d'une autre camionnette.

Après cette explication, il n'est plus très honnête de notre part de faire la sourde oreille. Il ne faut quand même pas lâcher complètement l'allemand et nous feignons de ne pas comprendre le français qui nous est parlé avec un fort accent. Bien sûr, le policier n'en croit rien et nous met en garde. Ayant passé plusieurs années en France, c'est la première fois qu'il ne serait pas compris. Armé de patience, il pose à maintes reprises les mêmes questions sous des formes différentes. Rien à faire, bloqués nous continuons notre piteuse mise en scène. Arrivent dans le bureau deux autres types, une discussion s'en suit et il est décidé de nous mettre en garde à vue jusqu'à ce que l'affaire soit classée.

La prison, une sorte de riad, est derrière le poste de police. Un gardien est appelé pour nous y conduire. La pièce des gardes à vue aux murs blanchis à la chaux donne sur un grand jardin oriental où se dressent d'immenses dattiers. Les cellules des prisonniers entourent cet éden où notre germain doit s'y morfondre car depuis notre arrivée nous ne l'avons pas revu.

Quelques prisonniers en promenade parcourent les allées. Les jeunes appelés qui les surveillent ont vraiment l'air de s'ennuyer profondément. L'attente est longue. A midi un serviteur vient interrompre notre solitude en nous apportant un grand plateau repas. Les longues heures écrasantes de l'après-midi sont passées à somnoler et la journée n'en finit plus. Personne n'est venu nous revoir. A l'heure du souper, le serviteur refait une apparition en nous apportant de quoi tenir le coup. Assis en tailleurs, nous attaquons avec appétit une pyramide de riz au mouton et nous terminons avec quelques fruits. Rassasiés, il reste à nous étendre sur la natte de notre geôle et passer une nuit en toute sécurité.

 

Ce matin, accompagnés de policiers, nous allons tous ensemble rendre visite au blessé. Une Jeep nous emmène jusqu'à l'hôpital. Allongé sur un lit d'une salle commune, l'homme a l'air bien mal en point. Sa tête est entièrement recouverte de bandes velpeaux. Seuls les yeux, le nez et la bouche sont apparents. Il a peut-être une vingtaine d'années. Le père est là à ses côtés. Il pleure en forçant un peu sur les larmes. L'allemand comprend et sort une liasse de billets pour la glisser dans la main du vieux qui pudiquement ne la regarde pas mais la glisse sous ses habits. Des excuses et des regrets sont adressés à la victime puis les policiers nous reconduisent à la prison.

Notre chauffard a versé aussi une forte caution à la police. Notre liberté semble assez proche. Alors qu'un garde nous apprend à jouer aux cartes, l'allemand est autorisé à téléphoner en ville pour prévenir son ami de son arrivée à Téhéran avant ce soir. Nos passeports et les papiers de la voiture nous sont remis en début d'après-midi. Sans plus attendre, nous quittons Zanjan.

 

        Le soleil plombe sur la ville endormie. Le long d'une large rue de terre battue, coule dans un fossé une eau claire descendue des hauts plateaux. Des orangers y puisent une manne nécessaire. Nous dépassons un bourricot, les bats de raphia chargés de dattes. Son maître assis en amazone porte un turban et une barbe grisonnante de trois jours. Vêtu d'une djellaba et chaussé de babouches, il tapote le flanc de l'animal de sa badine pour garder le rythme.

Nous roulons maintenant dans une plaine entièrement désertique parcourue par des tourbillons de chaleur qui ont l'air de s'amuser à se rattraper. Au loin, une chaîne de montagne vient y mourir. A l'approche de Takestan, la verdure apparaît et nous quittons la piste pour l'asphalte. Nous passons Kazvin située au milieu d'une oasis verdoyante où l'on cultive des vignobles, du blé, de l'orge et des fruits. De plus en plus souvent, le long de la route, se dressent des baraques en bois. Ce sont celles des pastéquiers.. Un pauvre diable, à la peau desséchée par les vents et le soleil, attend patiemment derrière de grandes pyramides de pastèques. Quelquefois, un chauffeur s'y arrête et se désaltère avec l'un de ces fruits, réserve de fraîcheur.

A l'approche de la capitale, la circulation est de plus en plus dense. Croisant de nombreuses Mercédès qui rentrent sur la banlieue, nous surveillons la voiture de l'ami de notre chauffeur venu à notre rencontre. Soudain une volée de coups de klaxons jaillit, il vient de passer. Faisant demi-tour, nous sommes rejoints sur le bas côté de la route. Les présentations sont faîtes et nous filons alors tous ensemble sur Téhéran.




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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 09:20


-16 Août 1968: Mi-parcours entre la France et les Indes.

Située à 1232 m au pied de la chaîne de l'Alborz non loin de la mer Caspienne, Téhéran est une immense ville de plus de deux millions d'habitants. Ses rues sont parcourues sans relâche par des bus impériaux rouges et de très nombreux taxis. L'agglomération s'étale largement sur le rebord d'un plateau aride, doucement incliné vers le désert au sud. Le quartier résidentiel Chémirânt est situé au nord sur le premier contrefort de l'Alborz, tandis que le bazar et les quartiers pauvres sont construits plus au sud. 

 

Le commerce du tapis est très important et des avenues entières sont consacrées à la vente en boutiques luxueuses où sont exposés les plus beaux tapis persans.

La nuit est tombée lorsque la Mercédès s'arrête au centre de la ville. Nous descendons sur un boulevard où des jeunes très européanisés attendent l'ouverture d'un cinéma. Très rapidement, nous trouvons un petit hôtel tout près du Continental dont j'avais récupéré l'adresse au Gûlhane.



 

 

 

 





 






Les trois mille kilomètres qui nous séparent désormais d'Istanbul représentent la moitié du chemin à parcourir pour atteindre l'Inde. Nous pensions les parcourir en trois semaines et nous avons mis sept jours et six nuits. De plus, le peu d'argent restant au départ n'a pas été dépensé. Il va servir à régler le prix de la chambre. En cours de route, nous avons perdu du poids. Je ne pèse pas plus de cinquante kilos. Eddo, qui n'en fait guère plus doit effectuer son rappel du vaccin anticholéra à l'institut Pasteur. Nous resterons à Téhéran deux ou trois jours le temps de nous reposer un peu.

Notre première visite est pour la poste centrale. Je suis ravi, avec quatre lettres, je sais que l'on pense à moi et cela m'encourage. Toutes montrent leur stupéfaction, chacun mesurant la hauteur de mon ambition. L'une d'entre elles est signée de Rose, ma soeur de 12 ans qui m'écrit d'une colonie de Vayrac

<< J'espère que tu vois de beaux pays. Ce matin, on a fait un concours de pêche, mon moniteur (Michel) m'a prise comme coéquipière. Il l'a fait exprès (pour que j'attrape les asticots). bons baisers. >>


La deuxième est de ma cousine Monique qui m'écrit de Monthermé dans les Ardennes

<<J'aimerais bien être à ta place car tu fais un très beau voyage, si tu continues comme ça, un de ces jours on te retrouvera sur la lune, grosses bisses de ta petite cousine>>

  La troisième est de Jean-Marie et Pierrot son cousin.

<<Je suis revenu à Montargis par la force des choses, j'ai été expulsé d'Italie mais je repars vous rejoindre à istanbul. Demain Pierrot et Annita vont aller en Ecosse et nous vous rejoindrons au gûlhane hôtel dans un mois environ. Il faudrait que tu reviennes en arrière car à Téhéran il sera impossible de se retrouver, alors que si dans un mois environ tu te trouvais à Istanbul, nous pourrions repartir à quatre. Je vais te quitter, et mes félicitations, je n'en reviens pas,si tu voyais nos tronches à tous, tu te poilerais un peu>>

C'est vrai que ce serait formidable de se retrouver tous les quatre, mais il n'est pas pensable de faire demi-tour maintenant. La dernière est de ma mère qui me réclame ma dernière fiche de paye afin de toucher les allocations. Elle m'apprend également qu'un mandat de cent francs est parti pour Téhéran. A cette nouvelle, je retourne au guichet et réclame ce dernier à la préposée. Malheureusement, il n'est pas arrivé, je suis déçu.

La chaleur est montée brusquement en fin de matinée. Un sandwich avalé, nous sommes consignés à la chambre pour une sieste forcée. La température atteint maintenant quarante degrés au thermomètre de la pièce. Je n'ai jamais eu si chaud de ma vie. La fenêtre grande ouverte, nous suons à grosses gouttes. Chaque mouvement devient impossible. Pourtant, j'en profite pour répondre aux courriers et demande à mes parents de m'envoyer les lettres à la poste restante centrale de Kabul.
       La canicule retombée, nous sortons découvrir Téhéran. Les rues sont encombrées de nombreuses Mercédès anciens modèles. Il n'y a pas de chevaux comme à Istanbul mais le bruit de la rue est aussi intense.


Aujourd'hui, après une nuit torride, j'accompagne Eddo à l'institut Pasteur. Restant dehors à l'attendre aux pieds des grilles, je grave dans l'écorce d'un gros platane mon nom et prénom à l'aide de mon cran d'arrêt. J'ai déjà une certaine nostalgie du voyage. Peut-être qu'un jour, je reviendrai revoir cet arbre.

De retour, nous passons à la poste. Hélas le mandat n'est toujours pas là. Il nous reste juste de quoi payer l'hôtel pour cette nuit et acheter un ou deux sandwichs. A la chambre, je me lance dans la couture. Mon lewis rouge, acheté aux carreaux du temple à Paris, a rendu le fond. Je le rajeunis comme je peux avec une belle pièce de tissu bleu. Ce n'est pas folichon mais tant pis, je n'ai vraiment pas le choix.
       Le jour suivant, une visite de la dernière chance à la poste s'avère infructueuse. Ce mandat est extrêmement important, je suis démoralisé et
un peu furieux. J'ai l'impression que le personnel ne s'intéresse guère à mon problème et je demande à voir un responsable. Je suis sûr que le mandat est ici, ma mère me l'a envoyé en même temps que la lettre et elle date du trente et un juillet. Devant mon insistance, le chef de service m'invite à le suivre dans les étages. Divers services sont visités mais à mon grand regret les recherches sont veines. Je repars bredouille terriblement déçu. Il n'est plus possible d'attendre, cela à un coup. Demain nous partirons sans le sou. Je renvoie alors un courrier à Montargis informant mes parents que je n'ai pas reçu l'argent et qu'ils aient la gentillesse d'envoyer un autre mandat à Kabul.


 

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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 09:10
                                                                            Demavend


- 17 A O U T 1968:

          Il est grandement temps de reprendre la Route. Fauchés comme les blés, nous prenons le chemin de la mer Caspienne. Les chaines de l'Elborz commencent dès la sortie de la ville déployants une guirlande de hauts sommets (Irène de Salomon 4933m, le volcan de Demavend 5671m, Le Kouh-e-Niza 5400m). Elles constituent un écran que les nuages, formés au-dessus de la mer Caspienne, ne peuvent franchir. La montagne subit fréquemment de fortes pluies sur le versant nord, tandis que la face méridionale, à l'aspect généralement aride, bénéficie uniquement de l'eau de la fonte des neiges au printemps. Le contraste est très saisissant. D'un côté, ce sont les épaisses forêts verdoyantes, de l'autre de rares oasis. Les cols sont difficiles à franchir (2500m ), mais la route est de bonne qualité.
            Dans l'après-midi, nous parvenons dans une belle vallée étroite et verdoyante prise en étau entre deux montagnes. Eddo ressent une grande fatigue. Le régime forcé des jours précédents y est pour quelque chose. Une forte fièvre nous oblige à interrompre le stop. Secoué, ne tenant plus sur ses jambes, nous trouvons refuge sur le toit plat d'une maison de cantonnier flanquée contre la roche. Eddo s'allonge pendant de longues heures. Assis à ses côtés, veillant sur lui, je démoralise. Ma santé ne va guère mieux. Je sens que nous allons crever tous les deux ici. De l'autre côté de la route, je distingue au travers les arbres des maisons de constructions récentes. Tout près, des cris d'enfants montent d'un petit torrent. Au bout d'un moment, notre présence attire l'attention. Une fillette de dix ans et un garçon de trois années son cadet nous rejoignent sur le toit. Ils parlent un français sans accent, ce qui est étonnant. Seuls leurs visages typés diffèrent du notre. La fille nous demande ce qui se passe. Je lui explique qu'Eddo est malade comme un chien et que nous avons faim. Les deux enfants, comprenant la situation, s'en vont quérir de quoi grignoter un peu. Ils viendront plusieurs fois dans la soirée, nous appelant désormais par notre prénom. La gamine a le don de nous raconter de belles histoires, sa présence nous réconforte. Le bivouac pour la nuit est établi sur le toit. Au petit matin Eddo va mieux. La fièvre est tombée, mais il est toujours aussi fragile. Durant la journée, on s'aventure doucement près des maisons. La fillette nous a précisé la veille qu'il s'agissait d'un village de vacances. Un groupe de jeunes d'une vingtaine d'années nous accueille aimablement à l'ombre d'une végétation luxuriante. S'exprimant en excellant français, nous discutons voyages devant un verre. L'un d'entre eux nous apporte de quoi se nourrir. Ce sont des galettes séchées à la consistance douteuse. Eddo refuse poliment en référence à son état. J'accepte par courtoisie, mais ces gâteaux ressemblent étrangement à du crottin de cheval aplati et séché. Je ne sais pas si c'est du lard ou du cochon, est-ce qu'on se moque de nous! Au premier coup de dents je manque de dégueuler, mais je fais semblant d'apprécier car on me regarde. J'en frissonne encore. Une chanson diffusée par haut parleur me rappelle soudain mon pays. C'est une chanson bien connue de Nino Ferrer "z'avez pas vu Mirza ". Quelqu'un m'offre une paire de chaussures vernis mais elles sont trop petites. Une toute petite entreprise d'embouteillage d'eau minérale est installée au milieu des quelques maisons du village. Les jeunes prennent plaisir à nous la faire visiter.      
                  Après une seconde nuit sur notre plate-forme de béton, il est tant de reprendre notre chemin. Une carcasse d'âne gît au fond d'un ravin. Notre chauffeur nous apprend que les pumas ne sont pas rares dans cette région. Un frisson me parcourt le dos, nous avons couché dehors deux jours de suite sans présumer du danger. La descente sur Amol est magnifique. Rapidement, la vallée s'élargit laissant découvrir des orangeraies. Les provinces Caspiennes sont le Mazanderân et le Gorgan à l'est. Elles sont constituées par une étroite plaine littorale formée par les alluvions arrachées sur le flanc de l'Elborz par de nombreux torrents qui dévalent ses pentes. La plaine atteint vingt-cinq kilomètres dans sa plus grande largeur au Mazanderân dans la région de Babôl. Parfois, la montagne pousse ses contreforts jusque dans la mer. Abondamment arrosées, elles sont très verdoyantes. Les plantations sont le riz, le thé, le tabac, le coton, se pressant entre la mer et la montagne couverte d'épaisses forêts. Cette région est l'une des plus riches d'Iran et une des plus peuplées. Les grandes villes sont rares. Les paysans habitent près de leurs champs ou de leurs rizières, se groupant pour former de petits hameaux aux maisons à toit de bardeaux ou de chaume très différentes de celles du plateau Iranien. Après Amol, la route est en terre battue. Nous traversons le Harôz roud et arrivons à Babôl (70000 h). D'ici, une route mène à Babôl Sar, ville agréablement située au bord de la Caspienne à l'embouchure du Babôl roud. C'est une station estivale où les Iraniens viennent volontiers passer les fêtes de fin d'année (21 mars).           La Caspienne est une mer fermée à trente mètres au-dessous du niveau de la mer libre. Alimentée par la volga, elle est malgré tout en cours d'évaporation. Le long du littoral, se succèdent de nombreuses petites usines de caviar. L'esturgeon remonte la Volga mais pond ses oeufs sur la côte Iranienne. Très menacé, il est en effet sensible à la pollution qui sévit sur la rive soviétique fortement industrialisée.
         Après Babôl, la route de Gorgan tracée en plaine longe la frontière russe et la voie ferrée transiranienne. Sari est laissée derrière nous. C'est la région la plus fertile du Mazanderân. Puis c'est Bandar-e-Gaz. A la sortie, j'aperçois furtivement la mer que j'aurai le regret de ne pas avoir vu de plus près. La végétation est de plus en plus dense à l'approche de Gorgan. La ville est située à 116 mêtres d'altitude au pied d'une chaïne boisée en lisière d'une steppe désertique. A l'entrée, au milieu d'un large rond
point, se dresse la statue équestre du Shah Réza comme il en existe dans la plupart des villes d'Iran. Nous rencontrons là un jeune homme qui parle le français. C'est l'occasion de lui demander de nous indiquer un endroit pour dormir. Il nous renvoie alors à l'agent de ville qui orchestre la circulation. Avant de nous quitter, il nous conseille de faire ainsi à chaque fois que nous aurons besoin d'aide. Je reste perplexe mais nous allons tenter le coup, on ne sait jamais. A notre étonnement, l'homme à l'uniforme d'aviateur plus que policier est d'accord pour nous rendre ce service. Nous le suivons jusqu'à la porte d'une auberge. Avant d'entrer, je lui explique de nouveau que nous sommes démunis d'argent et que nous désirons simplement dormir en toute sécurité. Qu'à cela n'tienne, semble-t-il nous dire en poussant la porte. A l'intérieur, deux violoneux et un accordéoniste jouent des airs traditionnels russo-arabes. C'est fabuleux, l'ambiance nous ennivre. Nous sommes comme transportés au fin fond de la Russie. Prévenu par notre agent de ville, l'hôtelier nous invite à prendre place à la table d'un groupe de jeunes. Un repas nous est offert et la soirée se prolonge tard. Au moment de fermer l'établissement, l'aubergiste a l'amabilité de nous offrir le coucher en nous proposant deux lits de corde. Quant aux jeunes, ils nous donnent rendez-vous au lendemain matin.

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20 août 2007 1 20 /08 /août /2007 09:00


Effectivement, ils ont tenu parole. Trois d'entre eux reviennent nous chercher dans la matinée. Ils nous proposent d'aller acheter un billet pour Bojnûrd à la compagnie d'autocar. C'est un parcours de trois cents kilomètres, ils sont vraiment bien sympas.

Derrière la vitre, nous saluons nos amis. L'autocar s'engage aussitôt sur la piste en direction de Meched et longe les chaïnes du Ala-Dagh qui prolonge l'Elborz. Elles constituent une succession de soulèvements séparés par de larges échancrures par où s'engouffrèrent les hordes barbares qui déferlèrent sur la Perse depuis la nuit des temps. Parfois longues de plus de deux cents kilomètres, elles ne dépassent pas les 3500 mètres.           L'humidité et la végétation diminuent au fur-et-à-mesure que l'on s'éloigne de la mer. Les hautes vallées du Quoutchàn, de Meched et de Nichàboun sont couvertes d'arbres fruitiers formant de véritables oasis groupées autours des sources. Ces dépressions sont très fertiles. Partout où il y a de l'eau, on y cultive du riz, du blé, de l'orge et du coton.

La piste de Bojnûrd est longue. Aux heures de la prière, le chauffeur arrête son bus. Tout le monde descend et se met à genoux en direction de la Mecque, le transistor hurlant les versets du Coran. Nous en profitons pour nous dégourdir quelques instants les jambes. La prière terminée, on redémarre dans un nuage de poussière.

Enfin Bojnûrd, notre première mission est d'aller trouver un agent de ville comme il nous a été recommandé à Gorgan. Sans tarder, nous en trouvons un mais ce dernier nous emmène au commissariat. Inquiets, nous pénétrons dans un grand bureau commun où le commissaire nous reçoit. La mine des autres types n'est pas accueillante. Nos passeports nous sont demandés sèchement. La vérification est minutieuse, chaque page est auscultée à la loupe. Des collègues sont appelés à la rescousse, on discute beaucoup, ça dure une éternité. De temps en temps, les yeux se lèvent sur nous et replongent dans les pages. Assurément, quelque chose ne convient pas. Le commissaire est en arrêt sur les cachets du passage de la voiture en Grèce. Craignant qu'il ne me demande des explications, je me vois coincé. Je me suis bêtement jeté tout seul dans la gueule du loup. On ne me reprendra plus à suivre les conseils des autres. Le passeport passe maintenant de mains en mains, j'ai les jambes qui flageolent.

Ouf! Ils nous sont rendus, mais maintenant c'est des ordres qui sont donnés pour nous conduire je ne sais où. Au bout d'un instant, deux soldats de la police militaire aux casques blancs entrent dans le bureau et nous invitent à les suivre. Nous grimpons dans une Jeep et parcourons les rues poussiéreuses de la ville. Où allons-nous et pourquoi faire? Les deux hommes ne disent mot. Eddo me regarde le sourire pincé.

La Jeep pénètre dans le parc d'une grosse villa et s'arrête devant la grande porte d'entrée. Une personnalité nous accueille dans le hall et nous prie de la suivre dans le grand salon. La salle immense est somptueuse. Les murs sont couverts de tableaux et de dorures.

Il s'assied derrière un ministre et nous fait signe de prendre place sur le premier fauteuil rangé de chaque côté de la salle: Eddo à sa gauche et moi à sa droite, nous paraissons bien petits. Je suis inquiet sur la suite des évènements qui prennent une ampleur démesurée. Notre interlocuteur, qui peut avoir une cinquantaine d'années, est un homme d'une grande prestance et semble doté de grands pouvoirs. Aucun de nous deux n'ose lui demander qui il est. Je pense que ce personnage est le Haut Commandeur de la région. De nombreuses questions nous sont posées: notre origine, que fait-on en Iran, où va-t-on? Il est surpris de nous voir ici, si jeune avec un projet à peine croyable et sans un sou. Décrochant son téléphone, il joint une douzaine de personnes. La conversation en farci dure deux ou trois minutes à chaque fois. Le haut fonctionnaire n'a rien expliqué, je ne sais pas ce qui se prépare. Le combiné reposé, l'interrogatoire reprend et s'accompagne d'une grande leçon de morale. La sensibilisation est faite sur les dangers d'une telle expédition, sans argent, si jeune et si loin de la terre natale.

Vingt minutes après le dernier coup de fil, on frappe à la porte. Un serviteur, un plateau à la main, entre et se dirige près du bureau. Notre homme saisit et ouvre l'enveloppe présentée. Il en retire de l'intérieur une liasse de billets. D'une façon méthodique, il en fait deux tas, un à droite du bureau l'autre à gauche. On frappe de nouveau à la porte. Une nouvelle fois le serviteur entre et rapporte une enveloppe qui est aussitôt partagée. Le scénario se reproduit comme les petits pains et grossit les deux piles de billets. Certaines enveloppes sont très épaisses. Je ne sais que penser, je crois bien que cette manne est pour nous.

Une heure est déjà passée, les enveloppes arrivent toujours. Vraisemblablement, il y en a une par coup de téléphone. Je me demande bien qui peut donner tout cet argent. Le tas approche désormais les dix centimètres! J'essaye de retenir ma joie et évite de regarder Eddo que je sens dans le même état.

Le serviteur n'apparaît plus. Le dignitaire compte alors le pécule et annonce en rial une coquette somme qui correspond à sept cents francs! (107 €)

-Cet argent est pour vous >>, nous dit-il. -Mais, attention, elle doit vous servir à rentrer en France et retrouver vos parents. Prenez soin de vous .

Bouche bée, nous avons de la peine à trouver les mots pour remercier notre respectable donateur. Nous raccompagnant à la porte, nous saluons humblement notre bienfaiteur en lui promettant de bien faire demi-tour.

Sitôt dans la rue, c'est la liesse collective. Ce qui nous arrive est inouï. Après les sueurs froides du bureau de police, nous avons du mal à cacher notre joie. Cette somme de trois cent cinquante francs chacun est presque celle que j'ai économisée en deux ans! 

Bien sûr, à aucun moment il nous est venus à l'esprit d'arrêter notre voyage à Bojnûrd. C'est à la banque que nous allons convertir nos billets en dollars et dès la sortie, nous nous rendons à la baraque de la compagnie de bus pour y acheter un billet Bojnùrd/Meched.

 

 

Il reste deux cent cinquante kilomètres pour atteindre Meched. La ville, construit à 970 m au milieu d'une oasis d'arbres fruitiers, est dominée par les coupoles en or du fameux sanctuaire de l'Imam Réza. Elle attire de nombreux pèlerins chiites, plus particulièrement durant les mois de Ramazan (ramadan). Elle compte environs cent soixante-quinze mille habitants en période normale et plus de trois cent mille durant les époques de pèlerinage. Le centre est alors un creuset où se mélangent toutes les races de l'Asie antérieure, Iraniens, Arabes, Turkman, Beloutches, Pakistanais, Afghans... La région tire une grande partie de ses ressources de ses vergers où poussent en abondance les cerises et amandes. L'industrie est assez développée. On y trouve une sucrerie, des conserveries de fruits et de légumes, des filatures de coton et des usines de tissage.


A une trentaine de kilomètres de la ville, au détour du Ala-Dagh, apparaissent derrière la vitre les lumières de la ville. Aussitôt, les pèlerins du bus entrent en effervescence et se lèvent tous ensemble en entonnant des prières à voix haute. Certains viennent de très loin et c'est leur premier pèlerinage.


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