De nouveau dehors, je remonte la rue qui mène aux remparts du palais Topkapi, et son musé archéologique. A l'intérieur de la muraille, une grande porte s'ouvre sur un parc dont le nom est inscrit au-dessus en demi-cercle: "Gülhane Park." Dans une petite guérite, un homme vétu d'une livrée de gardien me fait signe que l'entrée est payante. Je rebrousse
alors chemin et continue mon ascension en longeant les remparts.
Dans ses encoignures des cireurs de chaussures accroupis derrière de belles boites à cirer attendent le client. Certaines ont fière allure, tout éclatantes de dorure. Il suffit de poser le pied sur une empreinte pour que le type se déhanche autour de la pompe. Il dépoussière le cuir avec un chiffon, l'enduit d'une grosse couche de cirage et fait jongler ses brosses avec une habilité extraordinaire. Le lustrage terminé, la godasse brille de tout son éclat et le client content glisse une vingtaine de kurus dans le creux de sa main. Un peu plus loin, c'est un grilleur de maïs qui retourne sans relàche ses catins qui pétillent sous la chaleur ardente de la braise.
la mosquée Sainte Sophie. Plus loin derrière, les six autres de Sultanhamet (dit la mosquée Bleue) s'élèvent encore plus haut dans le ciel. Elles sont toutes deux séparées par de grands jardins d'agrément. Des jets d'eau y jaillissent de partout. Autour, des badauds jettent des mies de pain aux pigeons.
La fin de la journée approche. Rejoignant le Old gülhane, je pense à Jean-Marie en me demandant si je le trouverai facilement dans cette ville.
Je grimpe jusqu'au hall d'entrée et pénètre dans la grande salle mal éclairée. Sur les murs des
portraits d'Ataturk surveillent les clients. Le guichet "poste restante"
est tenue par une charmante jeune fille qui parle le français. J'attends patiemment mon tour et lui présente mon passeport. A ma grande déception le casier L et R n'a pas une lettre à mon
nom, mais peut-être est-il encore trop tôt. Je me procure quelques timbres et m'assoie sur les marches pour écrire quelques cartes.
Au cours d'une balade, je découvre le "Grand Bazar". Pierrot m'en avait souvent parlé. Les rues qui y convergent sont en perpétuelles effervescences.
D'innombrables échoppes en tout genre génèrent une grande activité commerciale. Il y a là, aussi bien des boutiques de gamelles pour cuisine, de soutiens-gorge, de chaussures ou de tissu. Un flux incessant de gens remonte et redescend les commerces. Dans les passages, des gosses au crâne rasé vendent à la sauvette des mouchoirs, des foulards, des savonnettes et des lames de rasoir. Leur camelote est étalée sur un grand carré de tissu reposant à même le sol. Lorsqu'un agent de ville est annoncé par téléphone arabe, les enfants en ramassent les quatre coins et s'éclatent en volées de moineaux au travers la foule.
De temps en temps une carriole descend une des rues. L'homme qui tient les brancards cramponne ses pieds au sol pour freiner l'énorme charge et s'écrie <<baleck, baleck, >> afin de se frayer un passage.
Le Grand Bazar d'Istanbul est une vaste galerie marchande aux plafonds formés de coupoles soutenues par d'énormes piliers. L'artisanat n'est pas réalisé sur place comme dans un souk mais dans les quartiers spécialisés d'Istanbul. La galerie est divisée en plusieurs secteurs.
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Dans l'un se trouve les tapissiers, dans l'autre les bijoutiers puis les fourreurs, les disquaires, les antiquaires... Les marchands parlent l'allemand et l'anglais et quelquefois un peu de français. En permanence aux aguets, ils raccrochent les touristes pour les tirer dans leur boutique. Le marchandage est de rigueur. Sur les marchés méditerranéens, c'est la tradition. Cela est parfois excitant. Au bout d'un certain temps, avec l'habitude on en vient à inventer de petits stratagèmes. Le tout est de prendre son temps pour obtenir un bon résultat.
L'originalité du pont de Galata attire ma curiosité, j'y fais un tour! C'est un ouvrage très étonnant qui est maintenu par d'énormes flotteurs en forme de caissons s'enfonçant dans l'eau de la Corne d'Or.
Construit sur deux niveaux, il est composé dans sa partie supérieure par une chaussée bordée de larges trottoirs. Cet endroit ouvre sur un côté, une vue sur le pont Ataturk et de l'autre sur le Bosphore et la partie asiatique de la Turquie. A cinq mètres au-dessus de l'eau, le niveau inférieur est réservé aux restaurants spécialisés dans la préparation du poisson.
Après sa traversée, on atteint Karakoy, le premier quartier de la ville européenne. Les rues montent aussitôt pour rejoindre la tour de Galata qui domine la ville.
Un funiculaire souterrain part de là pour rejoindre Sirkane en passant sous la tour. Plus loin, il y a Tophane, Cihangir, Galatasaray, Kabatas et Taxim. Tous ces quartiers sont des lieux d'affaires. On y trouve les ambassades, le
port, les hôpitaux, la presse etc., les gens y vivent à l'européenne. Taxim est le lieu chic qui possède les grands hôtels tel que l'Hilton et aussi un opéra, de grands cinémas, des parcs et
universités. Tout proche, il y a Dolmabache l'immense palais des anciens sultans.
Il n'existe pas encore de pont pour traverser le Bosphore. De petits chalutiers partent et reviennent de la pêche en mer noire. Des bateaux de transport public
effectuent également des navettes sur la Corne d'Or. Parfois de gros cargos soviétiques passent devant Istanbul pour rejoindre la Méditerranée. Au milieu de cette affluence, de grands jets de
vapeur s'envolent à tire-larigot en faisant gueuler d'énormes cornes marines.
A la tombée de la nuit, au pied de l'embarcadère de Bügaz, viennent s'installer des pécheurs dans leur barque. Ils s'amarrent le long du quai et vendent des sandwichs de poisson. Sur un chaudron chauffé au feu de bois, un homme fait griller les tranches de
poisson et un autre sans perdre de temps découpe de grosses miches de pain, les fend en deux et y enfourne un morceau. Le tout est enrobé dans une feuille de journal et vendu une lira et demie
aux bras qui se tendent depuis le parapet. Des marchands d'eau se pressent à proximité, ce sont parfois des enfants en frusques. Ils
portent dans le dos un réservoir plus ou moins sophistiqué selon l'élévation dans le métier. Une timbale est tenue à la main, de l'autre un tuyau venant du réservoir. Des gobelets sont suspendus
autour de la ceinture. Avant de les remplir, il est passé un petit coup d'eau à l'intérieur rejeté d'un coup sec sur le sol. Ils sont facilement repérables. D'un pas nonchalant, ils avancent en
criant <<Sue, sue, sue >> ( sauçeu: de l'eau ).
A l'embarcadère, il y a un kiosque à journaux où sont vendus les plus gros tirages du monde. Très souvent, durant mon séjour, j'y reviendrai lire les grands titres de l'actualité comme l'invasion de la Tchécoslovaquie par les russes.
A la fin de ce deuxième jour, je n'ai toujours pas retrouvé Jean-Marie mais je ne perds pas espoir. La journée suivante, je monte à Sultanhamet où je découvre le petit restaurant de Yenner que j'avais également entendu parlé. Sur le même trottoir plusieurs boutiques accrochent à l'extérieur toutes sortes de chemises brodées, des moumoutes afghanes et de superbes châles.
Ces magasins vendent aussi un tas d'antiquités, de colliers, de bagues... A la porte, un ou deux rabatteurs agrippent les badauds comme au bazar. Leur rôle ne s'arrête pas là. En effet, ils marchandent tout ce qui se revend: que ce soit, montres, bijoux, vétements. Lorsque la tête d'un gars inspire confiance, ils s'approchent discrètement et chuchotent à son oreille <<Do you want change money >> ou lorsque celle-ci semble plus grande <<Do you want pass car >>. Bien qu'au courant de ces combines, je ne m'attends pas à une telle proposition. Le change me tente, je n'ai presque plus de liras et je dois bien entamer mon billet de cent balles. Par méfiance, je ne convertis que cinquante francs. Le type préfère les dollars aux francs mais il accepte tout de même le change à trente-neuf liras les dix francs. Je gagne trois liras sur la banque et quinze en tout ce qui représente à peu près deux jours de séjour.
La journée est chaude et ensoleillée. Pour me passer le temps et la soif, je pénêtre au Pudding Shop situé non loin de chez Yenner dans la grande rue qui mène à Topkapi. C'est un petit self, rendez-vous des routards, où l'on trouve également des gâteaux et ce fameux pudding turc (sorte de flan au riz vanillé ou chocolaté servit dans un bol transparent). L'accès se fait par une terrasse où sont installées des tables et des chaises abritées par une tonnelle. A côté de la porte d'entrée, un juke-box diffuse à longueur de journée une musique psychédélique. Généralement, c'est le moins déshérité qui fréquente ce lieu. A l'intérieur, dans une grande gondole vitrée sont exposés des quantités de gâteaux et de plats préparés (haricot de mouton, boulettes de viande, tomates farcies etc.).
La salle de restaurant occupe le premier étage accessible par un escalier de bois. A la terrasse, les garçons de café effectuent le service vétus de veste blanche, noeud papillon et pantalon noir. Thé, café, Coca-Cola, pschitt sont les boissons courantes. Bien que ce Pudding Shop ne soit pas un établissement pour ma maigre cagnotte, je m'installe pour la première fois à la terrasse pour consommer un coca. Tuant le temps, j'observe les passants en réfléchissant sur la soirée a venir. Soudain, je fais un bond de démoniaque et me précipite en courant dans la rue.