Au bout d'une bonne demi-heure, les policiers reviennent. Ils tiennent les passeports et la plaque de haschisch à la main. Commence alors un interrogatoire au milieu de la foule de badauds venue aux renseignements. Ils sont intéressés par nos intentions de voyage. Hubert s'explique sur nos projets de visite du district de Chitral dans la Province Frontière du Nord-Ouest. L'un d'entre eux entame une longue discussion avec ses collègues. Réflexion faite et à notre grande surprise, ils jugent sur le tas de nous laisser notre liberté. Toutes les zones ouest du Pakistan sont sous l'influence tribale avec ses propres lois. Elles ne condamnent pas la production et la consommation de cannabis. Nos policiers n'ont alors rien vu et rien entendu, la plaque de H est même redonnée à Hubert! Les badauds sont chassés et nos passeports nous sont rendus avec un conseil d'extrême prudence à la traversée des zones autonomes.
Nous sommes bien entendus tous sur le cul. Ce n'est pas possible, il y a cinq minutes nous vivions un véritable cauchemar et maintenant c'est la grande liberté!
La gare routière est toute proche. En chemin, Hubert nous avoue être le propriétaire de la plaque de H et avoir vraiment eu la peur de sa vie. Il avait bien caché son jeu. Tout de même, ces connards d'étudiants ont bien failli nous mettre dans un sale pétrin!
Un apperçu du trajet Peshawar-Chitral en 1990 (22ans plus tard: http://www.youtube.com/watch?v=EFC2rN8rSqo
Un vieux Bedford nous attend. Je me hâte de grimper à l'intérieur pour aller reprendre mes esprits sur la banquette arrière. L'engin s'ébranle. Nous traversons la plaine de Peshawar en prenant la direction de Dargai situé à quatre-vingts kilomètres sur les premiers contreforts de l'Hindou Kush (la montagne qui tue les hindous). La frontière provinciale n'est pas très loin après Mardan. Au poste, la police militaire contrôle les papiers de notre chauffeur tandis qu'un oeil est jeté rapidement dans le bus. Discrètement, Hubert planque sa plaque de H sous sa ceinture au cas où. Tout va bien, pas de fouille. Seul les passeports sont vérifiés.
En fond d'horizon surgit l'immense écran que forme le toit du monde. Bientôt, les premiers virages sont là. Lentement, nous prenons de l'altitude. J'entends le moteur changer de régime, troisième, deuxième, troisième... Les fenêtres tremblent, le pot d'échappement crache noir et la vitesse de vingt kilomètres heures est atteinte péniblement. A droite, tout en bas, la plaine s'étale et disparaît sous la moiteur qui monte des champs de canne à sucre. Après maintes et maintes montées et descentes, l'autobus s'immobilise.
Encaissé entre plusieurs vallées, le village de Dargai nous accueille. Des habitations en bois et en torchis bordent les rues de terre battue. Il n'y a pratiquement pas de voiture, seuls quelques mini-camions se partagent la circulation.
La peau ridée des montagnards dévoile un visage beaucoup plus vieux qu'il n'y paraît. Tous portent sur la tête le célèbre pakol, béret de laine de chèvre au bord roulé à l'extérieur. Leur visage est agrémenté d'une grande barbe noire, blanchissante avec l'àge. Vétus d'un chalouar, d'une chemise ample fendue sur le côté, d'une veste sans manche en karakul brodé, ils vont et viennent traînant leurs fameuses sandales taillées dans de vieux pneus. Les pieds aux escarres purulents y nourrissent une quantité de mouches.
Dans la rue principale, un notable un peu rondouillard nous accoste. S'adressant en anglais, il se dit être le maître de la fortification qui se dresse en face de nous. Il serait très honoré de nous recevoir et de nous héberger pour la nuit. L'invitation est évidemment tentante mais Elisabeth prudente n'y tient pas et nous laissons tomber.
Une grande colline domine le bazar, la vue y est sûrement magnifique. Il est décidé que demain matin nous en ferons l'ascension. En attendant, nous devons trouver un endroit pour dormir. A la descente de l'autocar, j'ai remarqué un petit bonhomme à la langue bien pendu. Il était venu accueillir les voyageurs pour leur proposer un lit dans son sérail. A l'approche de sa demeure, il s'empresse de sortir dans la rue et nous crie.
- Hep ! My dear, Hep ! My dear (mon cher), venez chez moi ! Venez chez moi, vous y dormirez bien.
Nous entraînant dans sa masure, il soulève un immense rideau séparant quelques tables de l'unique chambrée. Sur des charpo´s (lits de corde) alignés à même le sol, des visages rougis par la lueur d'une lampe à huile surgissent de la pénombre. Ce sont pour la plupart des colporteurs ou des petits fonctionnaires. La nuit tombe très tôt ici. Les rues ne sont pas éclairées. Il est d'habitude de se coucher de bonne heure pour se lever avec la lumière. Tout ce petit monde reprendra très tôt la route pour des villages perdus au bout de chemins escarpés. La mule chargée à toc permettra de colporter tissus, pierres à sel, images pieuses et nouvelles.
Au petit matin comme promis, nous escaladons la colline en forme de cône qui domine le village. A la hauteur des dernières maisons de bois qui s'accrochent aux pentes abruptes, de petits champs de maïs font le paradis de poules naines. Un peu plus haut, à l'orée d'une haie, un rucher nous impose le détour. Le chemin grimpe dur, nous marchons maintenant dans de la caillasse et des blocs rocheux mais l'effort est récompensé. Le sommet nous procure un superbe panorama au-dessus de Dargai.
Les montagnes du Nord-Ouest se caractérisent par l'absence de végétation naturelle. L'Hindou Kush et le Karakoram sont situés en dehors de la zone des moussons. Les précipitations n'atteignent que les hautes altitudes. Les vallées sont très chaudes et arides en été. Toute culture dépend de l'irrigation artificielle formée par les glaciers.
Une seconde nuit est passée chez My Dear. Avant de quitter Dargai, nous prévoyons des provisions pour une longue route. Entre autres, de jolies pommes posées à même le sol attirent notre attention. Le marchand installé au bord de la rue nous vante la qualité du produit de son pommier. Il est vrai que ce sont des fruits magnifiques. C'est bien la première fois que j'en vois de si énormes. A l'aide d'une petite balance à fléau et des cailloux en contrepoids, il nous pèse quelques spécimens qui font plus de huit cents grammes!
Ballottés de gauche à droite, l'autobus qui nous emmène à Dir tient plus de la relique que d'autre chose. La route caillouteuse s'accroche au flanc de la montagne puis redescend au fond de la vallée pour remonter de nouveau. A Chakdana, notre chauffeur tourne à gauche et traverse le pont du Swat. A droite, la route mène dans la vallée du même nom, l'ancienne route de la soie.
Ici, commence le district de Dir. A Timargarha, la route oblique vers le nord et longe la rivière Adinzai avant de franchir la Wuch et d'arriver dans la vallée de Talash.
Nous longeons maintenant la Panjkora qui descend du Kohistan. Ses eaux sont utilisées pour l'irrigation des champs de maïs s'étageant sur plusieurs centaines de mètres. Les ponts construits sur le torrent sont rares et plus que douteux. Avant chaque passage, les voyageurs se lèvent, implorent Allah et descendent pour faire la traversée à pied. Le valet de pied guide au pas le chauffeur avec de grands gestes. En-dessous du pont, les eaux tumultueuses du torrent ne feraient qu'une bouchée de notre autobus s'il venait à passer au travers de cet échafaudage de bois. Peu conscient du danger, nous restons seuls à l'intérieur. Le pont traversé, et sans même que le chauffeur ne s'arrête, chacun remonte à l'intérieur et rejoint sa place en attendant le prochain.
Le suivant est beaucoup plus sûr, personne ne bouge de sa place. Seuls deux ou trois Pathans se mettent debout en effeuillant un chapelet. Avant de tourner sur sa gauche pour prendre le pont, le chauffeur effectue un mouvement de braquage à droite pour mieux aborder l'axe du tablier. Au cours de cette manoeuvre hasardeuse, l'aile avant droite percute la paroi rocheuse. Nous sommes arrêtés net dans notre élan. Le moteur fume un peu, alors tout le monde descend pour se rendre compte des dégàts. Plus de peur que de mal. La tôle froissée est détordue et une grande claque sur le capot du moteur annonce un départ immédiat et tant pis pour la fumée!
La route quitte bientôt la rive de la Panjkora pour se diriger vers Dir. La ville ressemble à toutes celles de ces vallées, maisons de bois et de torchis aux ruelles poussiéreuses. La rue principale est toujours très animée. Les commerces sont constitués d'une multitude de petites échoppes s'ouvrant entièrement en façade. Le plancher surmonté d'une soixantaine de centimètres permet d'éviter les projections de boue lors des pluies et des fortes chutes de neige. La ville est dominée par un vaste palais nabal. Des affrontements armés entre groupes rivaux de moudjahidins sont encore fréquents. La population est armée et un homme ne se sépare jamais de sa grosse cartouchière et de son fusil. La vendetta des clans y fait régner une atmosphère menaçante.
Dir est le terminus de notre autocar. La route asphaltée s'arrête à cet endroit. Le reste n'est que pistes et chemins étroits qui ne permettent pas aux camions à gabarit normal de circuler. Pour aller en direction du Lovarri pass, col perché à 3200 mètres d'altitude, nous décidons d'arrêter les voitures à la sortie de la ville.
La circulation est presque inexistante, seules quatre ou cinq Jeep et une paire de mini-camions relient chaque jour la vallée de Dir à celle de Chitral. Nous avons la chance de tomber rapidement sur une Jeep qui fait le trajet. Cinq hommes installés au milieu d'une cargaison hétéroclite occupent déjà l'arrière. Nous sommes neuf au total, mais pas de problème, on se serre les uns contre les autres. Le trajet n'est pas gratuit, Hubert fait le nécessaire et la Jeep démarre en soulevant un nuage de poussière qui nous suivra tout le long du trajet.
Au-delà de Dir, s'étend une magnifique vallée fertile jalonnée de hameaux pittoresques où les maisons en torchis s'élèvent les unes au-dessus des autres: le toit de l'une servant de terrasse à la suivante. Sur ces terrasses, sèche la récolte des cultures qui s'étagent en gradins. Avant les crêtes, poussent des pins et des cèdres de l'Himalaya, puis au-dessus le paysage devient aride.
Nous grimpons maintenant une multitude de lacets. La piste est étroite et en très mauvais état. Le bord, côté précipice, a quelques fois disparu emporté par la fonte des neiges. Pour éviter ces effondrements, notre chauffeur doit manoeuvrer habilement afin d'emprunter le reste du passage, le valet de pied s'apprétant à tout moment à poser une pierre sous la roue arrière pour éviter un recul dans le vide. Plus tard, un petit camion qui descend nous oblige à faire marche arrière sur plusieurs kilomètres. Une niche trouvée, les engins se croisent non sans que les chauffeurs aient fait un brin de causette.
Une casquette américaine, récupérée au Nour, intéresse le valet de pied. Je la lui échange contre son pakol .
La température tombe rapidement, nous approchons du col. Là-haut, nous attend une tchaïkanée. C'est une baraque en bois d'où s'échappe de la cheminée une fumée révélatrice d'une chaleur réconfortante pour le voyageur. L'arrêt y est obligé. Un thé chaud ne pourra nous faire que du bien. En effet, il ne fait que quelques degrés. Je suis transi avec un visage meurtri par l'air glacé. Le terre-plein baigne dans un léger brouillard, nous sautons au sol les jambes ankylosées et prenons la direction de la tchaïkanée. Les vitres sont couvertes de buée, il doit y faire bien chaud. La porte ouverte, nous pénétrons à l'intérieur. Un vieux pathan à la barbe blanche nous accueille chaleureusement et nous invite à s'asseoir à la table de bois. Les murs de planches sont noircis par les lampes à huile. Au milieu de la pièce, le fourneau ronronne et le maître des lieux s'affaire derrière son samovar. Le thé vert est avalé délicatement après l'avoir versé petit à petit dans la soucoupe. Chacun se sent mieux, nous pouvons reprendre notre périple.
La descente du col est dangereuse avec ses deux mille mètres de dénivelé sur une distance de vingt kilomètres et ses quarante-sept lacets en épingle à cheveux. Nous quittons rapidement le brouillard. Au fur et à mesure de la descente l'air se réchauffe. Au passage des nids de poules, nos épaules viennent se meurtrir contre le fusil du voisin.
Au bas du col, nous rejoignons la rivière Chitral qui longe la vallée jusqu'à notre terminus. Nous traversons le village de Drosh construit au pied de l'immense massif de l'Hindu Raj dont les sommets atteignent plus de 6500 mètres.
La vallée est coincée entre l'Hindu Kush à l'ouest et l'Hindu Raj à l'est, c'est l'une des moins développée des territoires du nord. A l'entrée de Chitral, passant devant un terrain de polo, j'aperçois de magnifiques chevaux et leurs cavaliers disputer un match sur gazon. La tradition polo est originaire d'Asie Centrale et fut importée par la route de la soie. Il faut dire que la Chine est toute proche et que la région a subi longtemps son influence.
La Jeep nous laisse devant l'unique hôtel: c'est le "Tirich Mir", nom de la montagne qui domine le nord de la vallée et dont le sommet atteint 7708 m. Nous sommes accueillis à la porte. Dans le couloir de l'entrée, nous enjambons d'énormes sacs à dos avec piolets et cordages. Ils appartiennent à une cordée de japonais qui s'apprête à rejoindre un camp de base du Tirich Mir. Un jeune garçon d'une quinzaine d'années nous accompagne jusqu'à la chambre. C'est le boy, ce qui désigne homme à tout faire, trace du passage des anglais. La pièce est spacieuse. Elle comporte deux lits à étage, deux armoires, une table et des chaises. Des toilettes rudimentaires sont situées dans une courette extérieure. Hubert et Elisabeth acceptent le prix demandé. Nous posons nos bagages et chacun rejoint un lit pour s'y étendre. Ce sont de vrais lits avec sommier, draps, couvertures et dessus de lit. Depuis Nowshera, nous avons très peu mangé, Hubert décide de commander au "boy" un repas de roi, des fries eggs.