Aujourd'hui, je tourne avec Rudy. A deux c'est moins stressant et depuis l'aventure d'hier, je me sens ainsi plus en sécurité. Nous
remontons les rues de "Chémirânt" où nous croisons peu de monde. C'est la pleine époque "ramazan" (ramadan). La plupart des gens ne sorte qu'après le coucher du soleil ce qui ne facilite pas nos
affaires.
En fin d'après-midi, nous abordons un homme d'une cinquantaine d'années. Il nous parle en anglais et s'associe tout à fait à notre problème. Désirant immédiatement nous donner de quoi manger, il ne trouve en cette période de ramazan qu'une rôtisserie d'ouverte. Un poulet y est acheté et nous sommes invités à venir le déguster chez lui. En cours de route, il nous fait part de sa réelle intention de nous aider à retourner en France. Etant de toute évidence ravis, nous restons cependant prudents et retenons notre enthousiasme.
Son appartement est situé sur un des boulevards du quartier bourgeois de Téhéran. L'immeuble de quatre ou cinq étages est ancien mais cossu.
L'escalier marbré est propre et spacieux. En pénétrant dans le logement, nous sommes conviés à nous déchausser. Le sol est couvert de tapis d'orient et les meubles de style Louis XV sont des
pièces de collection de grande valeur. L'effigie du shah est présente un peu partout sur les murs. Dans la salle à manger, l'épouse nous est présentée comme étant la cousine de Farah Dibha, femme
du Shah Réza d'Iran. (Peuh chère!) C'est une femme distinguée d'une quarantaine d'années et vétue à l'Européenne. Elle nous accorde un sourire alors que son mari lui explique en
farci le motif de notre présence. Des ordres à la servante sont donnés.
Une table est dressée rapidement et nous dévorons notre poulet rôti avec appétit.
Le couple nous offre l'hospitalité pour la semaine. Compte-tenu de notre état de santé, ils leur semblent nécessaire de nous remettre d'aplomb
avant de prendre une décision sur notre sort. C'est encore une chose extraordinaire qui nous arrive et nous acceptons sans rechigner cette proposition qui nous paraît des plus sérieuse.
Notre hôte est à la tête d'une grande compagnie d'extraction de gaz. Sa femme ne travaille pas et ils ont un fils étudiant à Paris dans le 7ème arrondissement.
En fin de soirée, nous retournons à l'hôtel prendre nos bagages. Il va être difficile d'expliquer la situation à Gilbert.
Le pauvre nous attend dans la chambre. Nous lui apprenons que nous avons décroché le cocotier et que nous allons passer la semaine dans l'appartement de la cousine de Farah. A notre étonnement, il trouve que c'est incroyable et s'en réjouit pour nous. Cependant, intérieurement le choc doit être à la hauteur de la nouvelle.
De retour à l'appartement, aucun de nous deux n'ose parler de notre compagnon resté à l'hôtel. Nous avons peur que cela pèse sur leur décision. Une chambre et une salle de bains nous sont offertes et le souper assuré.
Le lendemain matin, un petit déjeuner est pris en commun et des vêtements nous sont donnés en remplacement des loques que nous trimbalons depuis six mois. Il s'agit d'une veste et un pantalon en Tergal avec une chemise blanche et des chaussures noires. Il faut voir le look ! Ils sont vraiment trop larges pour nous.
C'est ainsi en habit de bourges que nous retrouvons Gilbert qui semble garder malgré tout le moral. La journée est passée ensemble méditant sur ce qui nous arrive.
De retour dans nos quartiers, nous retrouvons notre famille et passons à table. La conversation s'effectue uniquement avec le mari car sa femme ne parle pas un mot de français ni d'anglais. Notre hôte s'est aperçu de la maladie de Rudy et propose de l'emmener demain consulter dans une clinique de la ville dirigée par son frère.
Le repas servi dans la salle à manger par une bonne est simple mais copieux. La mère de son épouse a été invitée, elle pose beaucoup de questions à notre effet. Il semble bien qu'elle soit responsable des affaires familiales. C'est une vieille bourgeoise qui a bien la tête sur les épaules.
Comme promis, aujourd'hui nous sommes conduits à la clinique. J'attends à l'intérieur de la voiture tandis que Rudy est accompagné et présenté
au frère qui va l'ausculter et lui faire administrer une piqûre de pénicilline. Le remède devrait en principe lui être efficace. Le soir même, nous sommes invités aux bains turcs. Nous avons
récupéré des poux de corps sur les banquettes des bus afghans et en nous grattant la panse et le bas du dos, on a dû se faire remarquer. Ces vilaines petites bêtes ont élu domicile à la ceinture
de mon maillot de bain ce qui m'occasionne de petites plaies. J'ai beau les tuer et laver mon maillot, rien à faire. Les lentes, difficiles à voir dans la doublure, s'accrochent irrésistiblement
au tissu sans que je puisse les détruire.
Dans l'établissement, l'atmosphère est terriblement chaude et humide. Nous entrons chacun à notre tour dans une douche. Un costaud, torse nu et serviette à la taille, nous prend en main. Il me semble qu'on me passe le corps à la toile émeri. Les bras, les jambes, les pieds, le cou, rien n'est oublié par le gant de crin. Au bout d'une vingtaine de minutes, délavés, relaxés et roses comme de petits cochons, nous rejoignons la sortie où nous attend la voiture.
Au soir du quatrième jour, nous sommes tous réunis autour de la table avec la mère et un autre frère du mari. Une grande discussion en
farci s'ouvre devant nous. Il est sérieusement question de nous offrir le
voyage retour en avion mais, apparemment, certains sont réticents sur la dépense. Nous sommes bien conscients de ce problème et d'ailleurs nous n'en espérions pas tant. Ce n'est pas non plus une
solution qui nous convienne. Rudy, remerciant d'abord tout le monde de la générosité faite à notre égard, explique que l'avion n'est pas indispensable. En effet, décoller de Téhéran pour atterrir
quatre heures plus tard à Paris ne semble pas correspondre à l'idéologie de notre voyage. Et puis, il y a encore une chose qu'ils ne savent pas et que nous devons dévoiler, c'est la présence d'un
troisième compère !
La discussion repart de plus belle et le verdict tombe enfin. OK, il nous est proposé pour nous deux un billet d'autobus Téhéran/Munich et le réglement des cinq nuits d'hôtel qu'il reste à payer pour Gilbert. Nous sommes heureux et nous remercions à nouveau tout le monde du geste accompli. Mais, bien vite notre pensée retombe sur Gilbert qui n'a pas eu notre chance et qui doit rentrer dorénavant seul en France.
Rudy et Gilbert, les deux inséparables vont se quitter brusquement, chose qu'ils n'ont à aucun moment évoqué avant et pendant leur voyage. La situation est dure à assumer pour Rudy mais son état de santé et la fatigue de ce long voyage a joué sur sa décision.
La veille du départ, comme entendu, nous nous rendons en voiture jusqu'au Continental. Gilbert est là, plus seul que jamais. Nous lui présentons notre mécène qui règle auprès du manager la note d'hôtel et le repas du soir. Nous nous apprêtons à lui faire nos adieux. Rudy lui laisse une moumoute afghane identique à la mienne afin qu'il essaye de la vendre et se faire un peu d'argent. Pour ma part, je vide le fond de mes poches et lui offre symboliquement quelques rials que je n'aurai pratiquement plus besoin puisque l'hébergement et les repas sont compris dans le prix du bus.
Sur la terrasse du continental l'heure est à la tristesse, nous nous embrassons amicalement en souhaitant bonne chance et bonne route à notre compagnon Gilbert pour les six mille kilomètres qui lui restent à faire.
- Adieu Gilbert, et à bientôt de se revoir à Montar !