Remontant seul le bazar, je pense à la bourde de la matinée. Je me dirige vers les dernières maisons de Chitral, passe le pont du torrent et me poste à proximité du terrain de polo. Une voiture me conduira bien à Dir?
En début d'après-midi, je saute à l'arrière d'une Jeep et me case entre deux moudjahidins. Le chauffeur ne me réclame rien pour ce voyage. J'économise 10 frs (un euros cinquante), le prix qu'Hubert a payé à l'aller pour ce même parcours. Les quarante-cinq francs récupérés du billet d'avion représente le salaire mensuel moyen de la région et j'ai toujours mes 20$. Je vais tenter de ne pas y toucher avant New Delhi où je compte recevoir les deux cents francs d'économie qui me reste.
Après Drosh, nous bifurquons sur Lowari Pass. C'est une chance que le col ne soit pas enneigé. Il arrive qu'à cette époque, il soit déjà fermé certains jours. Une petite halte de réconfort à la tchaïkané du sommet et la Jeep redescend sur Dir où je vais passer la nuit.
A l'instant où je sors du caravansérail pour emprunter la rue du bazar, un fonctionnaire de la police locale vient me trouver et me conduit au poste pour prendre attachement de mon passage. Le bureau est situé un peu plus loin entre deux échoppes. Comme toutes les boutiques, il est ouvert sur la rue. L'équipement est plus que rudimentaire; une armoire, une table, un livre d'enregistrement, quelques cachets administratifs et une chaise. L'homme consulte mon passeport et inscrit mon passage sur son grand bouquin. Quittant le poste, je tombe nez à nez avec Michel qui se dirige vers la sortie de la ville. Sans qu'aucun de nous fasse allusion à la journée d'hier, nous effectuons le trajet ensemble.
Dargai est à cent cinquante kilomètres. A quarante kilomètres heure de moyenne, il est possible d'y parvenir avant ce soir. En effet, nous avons la chance de trouver notre voiture. On se tasse un peu parmi le chargement et nous voilà partis pour Timargarha et Chakdarra. A Dargai, nous retrouvons "My Dear" et ses lits de corde pour passer une dernière nuit dans ce pays d'extrêmes.
Le vieux Bedford est là devant les bureaux de la compagnie. A neuf heures, il décolle de sa terre battue pour prendre la route bitumée de Marden qui conduit à Nowshera. Durant la descente des derniers contreforts, l'immense plaine de Peshawar apparaït de nouveau au milieu d'une légère brume. J'espère que les freins de l'engin sont en bons états car notre chauffeur ne fait aucun effort pour ralentir dans les virages. Peu après les derniers lacets, alors que nous sommes encore vivants, l'autocar s'arrête au poste frontière provincial puis franchit la barrière pour pénétrer au Panjab. Nowshera est encore à une heure de route.
Traversant le hall de la gare, je me remémore les minutes d'angoisses vécues ici à l'aller. Un train va bientôt partir. Avec Michel, je me précipite au guichet et achète quatre francs un billet pour Lahore.
Le train arrive de Peshawar, toutes les places sont occupées. Les quatre cents kilomètres seront effectués debout. Coups de sifflet, la locomotive s'arrache lentement du quai dans un nuage de vapeur. Les compartiments sont divisés en cellules rectangulaires étroites, chacun comportant deux rangées de trois couchettes de bois superposées. Celles du haut sont pour la plupart occupées comme d'habitude par des panjabis bien gras se prélassant de toute leur longueur. Aucune porte ne sépare les compartiments du couloir. Les banquettes du bas sont partagées par les pathans, les sindhis et les baluchis. Le couloir est encombré de baluchons servant de sièges aux femmes et aux enfants dérangés par les nombreux passages d'un petit marchant de thé ambulant. Aux nombreux arrêts, chacun se débrouille pour quérir une boisson sucrée ou un peu d'eau. C'est vrai que dans la plaine du Panjab nous avons retrouvé la grande chaleur. Sur les quais, attendent des petits vendeurs de bananes, grenades, canne à sucre ou de boissons conservées dans de la glace pilée. Les affaires vont bon train et jusqu'au dernier moment les mains échangent argent et nourriture.
L A H O R E
Passant sur d'énormes ponts de fer, la voie traverse des fleuves géants comme l'Indus, le Jhelum et le Chenab, tandis que nous laissons derrière nous Rawalpindi, Ulalum et Gujrat. En approchant des faubourgs de Lahore, le train klaxonne souvent, de nombreuses personnes longent les voies. Notre convoi entre en gare au milieu d'une intense activité. Nous sommes au terminus, tout le monde descend de voiture. Le hall est fort animé. Des porteurs croulants sous des bagages zigzaguent parmi ceux qui se hasardent à trouver la sortie. Les banquettes en bois débordent de gens qui attendent depuis des heures et encore pour longtemps une correspondance. Certains dorment agglutinés contre des baluchons, d'autres mangent, certains lisent un journal.
Nous devons trouver l'hôtel Bamian situé non loin d'ici. En traversant un quartier populaire, un marchand de soupe nous attire dans son échoppe. Michel qui a une petite faim se laisse tenter et s'assoie sur l'unique banc installé devant une longue tablette fixée au mur et servant de table. Pendant ce temps, je me tiens à l'écart. Extirpé d'un gros faitout, le patron apporte à Michel un bol d'une pitance mijotant sur un vieux fourneau, puis en remplit un autre et m'interpelle. Soupçonnant d'être trop assaisonné, je refuse de boire ce potage. Devant son empressement, j'accepte simplement d'y goûter. Prenant le bol de Michel, j'humecte ma langue du breuvage. Pas de surprise, elle m'emporte la gueule et je refuse la soupe. C'est alors qu'au moment de régler, Michel se voit réclamer la deuxième portion. Devant son refus de payer, le patron se fâche et pose son pied sur mon sac à dos en me saisissant fortement le bras. Il a une force du diable, je ne peux pas me libérer. Aussitôt se forme un attroupement qui attire l'attention d'un agent de ville. Michel part au devant et lui explique la situation. Le type n'en démord pas et me secoue comme un prunier. L'autorité arrive temps bien que mal à juguler la colère du marchand. Mais notre homme se ravise enfin et me lâche le bras sans pour cela décolérer.
Nous quittons bien vite le quartier sans plus attendre à la recherche du Bamian. Rapidement nous y parvenons. Assez austère d'apparence, il fait l'angle d'une grande rue. Seule l'enseigne rappelle qu'il s'agit d'un hôtel. Dans l'escalier, nous croisons un français le crâne presque rasé. Il est chaussé de souliers en croco et tient à la main une boite à violon avec lequel il doit faire la manche. Nous réglons d'abord la chambre pour trois nuits, nous verrons bien plus tard si nous prolongeons notre séjour.
Lahore est une ville de plus d'un million d'habitants aux avenues larges et étendues avec sa porte des éléphants et son palais des miroirs. Ses imposants édifices coloniaux à l'architecture anglo-indienne se complaisent au milieu de parcs verdoyants comme les jardins de Shaliman. La circulation, composée de bus à niveaux comme en Angleterre, de voitures, de nombreuses bicyclettes et d'une grande quantité de rickshaws, est d'une extrême densité. La plupart des conducteurs de ces engins (scooters taxis) louent leur véhicule à un propriétaire. La maigre somme qu'ils leur restent, les frais d'essence déduits, les obligent à travailler près de seize heures par jour, chacun rêvant d'avoir son propre véhicule. Parmi cette intense affluence, se promènent les vaches sacrées que nul n'ose déranger lorsqu'elles se reposent assises au milieu d'un carrefour. Beaucoup sont maigrelettes, elles se nourrissent de toutes sortes de détritus trouvés sur les trottoirs des bas quartiers. Il y a aussi ces chevaux qui, épais comme des sacs d'os, tirent jusqu'à épuisement des plateaux bondés de marchandises.
Au premier matin, je me rends à la poste centrale dans le quartier administratif. Seul mon copain Joél Médina m'a écrit mais peut-être que d'autres lettres m'attendent à New Delhi. Ma lettre à la main, je m'assoie sur un banc du square voisin. Les arbres y sont colossaux, le gazon verdoyant. J'observe le va-et-vient de petits écureuils rayés noirs et blancs. Ils osent s'approcher pour voler au sol les quelques miettes d'un casse-croûte tombées par terre. D'une agilité incroyable, ils rebroussent chemin à la moindre crainte. Dans les haies, une multitude d'oiseaux sautille de branches en branches. Une nuée de perruches grises envahit un arbre en se chamaillant dans un bruit d'enfer et laisse pleuvoir des fientes sur un banc libéré précipitamment.
Le soir venu, je descends manger avec Michel dans le quartier populaire. La majorité des hommes sont vêtus d'un lungi (drap blanc de coton fendu allant de la taille aux mollets) et d'une chemisette. Les femmes sont habillées d'un sari et coiffées d'une longue tresse noire. La pauvreté y est frappante. De nombreux mendiants, pour la plupart handicapés, se trainent au sol. N'ayant que la peau sur les os, ils ont peine à tendre leur timbale cabossée. De temps en temps, un sadhu passe d'un pas fragile. Il a choisi de vivre en marge de la société sans argent et sans bien matériel. Il porte des cheveux très longs et une barbe jamais taillée. Marchant pied-nus, le corps drapé de lambeaux de tissus, il s'en va prêcher la bonne parole de ville en ville et reçoit en échange une hypothétique obole.
Des petits restaurants sont concentrés dans des rues spécialisées. Tous les plats sont agrémentés de sauces épicées très variées ainsi que de riz ou de légumes. Ne pouvant pas m'habituer à manger si fort, je me rabats sur des bananes, des poires et du raisin.
Au détour d'une ruelle, je découvre une toute petite huilerie. Dans une pièce au sol de terre battue, un dromadaire tourne en rond à longueur de journée. Il pousse une barre entrainant une énorme pierre qui écrase des olives. Le jus est récupéré par écoulement dans une grosse jatte. Plus loin, sur un boulevard, une file de jeunes gens attend à l'entrée d'un cinéma. Des affiches grandioses peintes dans le style publicitaire brossent à gros traits les héros d'un film populaire. De séduisantes actrices aux yeux noircis de khôl et à la brillante chevelure y font figure de stars.
Le lendemain après-midi, je ne sais pour quelle raison, nous visitons le zoo de Lahore situé à la périphérie sud de la ville. Pour nous y rendre, nous empruntons le bus. La faune est très européenne, je suis un peu déçu.
De retour, j'ai le temps de passer à la poste. Aucun courrier n'est arrivé. Je dois patienter jusqu'à New Delhi car c'est décidé, demain 16 octobre 1968 sera le jour le plus marquant de mon voyage: Je poserai le pied sur le territoire Indien.
A la gare routière, nous repérons notre bus à la carcasse cubique de couleur rouge et crème. Depuis bien longtemps, je sais que c'est le numéro onze qui nous conduira tout droit à la frontière. La douane située à une dizaine de kilomètres en rase campagne ne comporte pas de bâtiments en dur. Les bureaux administratifs se trouvent sous une grande toile tendue en bordure de route. Des tensions existent entre les deux pays, notre bus ne franchira pas la barrière. Après apposition sur nos passeports du cachet de sortie, nous rejoignons à pied le poste Indien. Le douanier est un sikh enturbané, vétu d'une chemise et d'un short anglais. A l'abri de la toile, sur une table de bois et à l'aide d'un cachet de cuivre, il tamponne assidûment et d'une façon très administrative les passeports. Claque, voilà c'est fait, je peux fouler la terre de prédilection.